Le décorateur de Berluti nous reçoit à Paris: Inclassable Carlo Rampazzi !
Votre appartement est à votre image : il est complètement insolite, et mélange les genres d'une façon qui peut paraître improvisée au premier abord. On y retrouve aussi, dans les fauteuils crapauds, les pieds de meubles ouvragés, l'inspiration ethnique, l'atmosphère si particulière de l'atelier Berluti. Finalement, ce flamboyant mélange de baroque et de Renaissance italienne vous ressemble assez, non ?
Ici c'est mon endroit relax, pour rencontrer les gens. Les gens fous, les gens bien, les gens mal ; pour rencontrer tout le monde. J'ai vraiment installé ici de très bons rapports avec les gens. Et puis, j'adore acheter des meubles, des objets, alors c'est un peu mon dépôt chic à Paris...
La décoration est tout de même étonnante ce mélange de styles...
Il y a de tout, parce que j'aime tous les styles ! Ce qui est important pour moi, c'est la matiè¬re. Je voulais une maison baroque, avec tous mes souvenirs. J'achète, je pose, j'enlève, c'est comme ça - je vis comme ça.
Vous vous préparez à ouvrir votre première boutique parisienne. Parlez-nous de cette nouvelle aventure ?
Tout a commencé par une exposition de mes collections, rue Marbeuf. Son succès et les demandes qui l'ont suivi m'ont amené à me dire qu'il faudrait que j'ouvre un show room. A partir de là, tout le monde me conseillait une adresse, jusqu'à ce qu'un jour je passe par la rue de Lille et que je dise "C'est ici !".
On devine que la rive gauche vous convient en effet parfaitement...
Je voulais que ce soit parmi les antiquités, parce que d'après moi c'est l'antiquité du futur. Le hasard a fait que je suis passé devant, alors que le magasin était fermé. Néanmoins, j'avais décidé que ce devrait être là. Le lendemain, mon chauffeur repasse par là, et ils étaient en train d'afficher magasin à louer ! Je trouve donc que c'est un endroit qui va me porter bonheur !
Comment définir cette collection ?
C'est une "récup'luxe" : la récupération du luxe. Il y a des choses incroyables, par exemple une table basse avec la fourrure d'une dame entre deux plaques de verre, comme hibernisée. On met en hibernation dans le salon les choses que l'on a toujours aimées.
Comment concevez-vous vos décorations ?
Je dis à mes clients que l'on part en voyage, mais à la fin je descends et mes clients restent dans le train. Je ne cherche qu'à créer leurs rêves, c'est l'être humain le plus important, et non la maison. Je crée des encadrements dans lesquels les gens se sentent bien, et les tableaux sont les gens qui y habitent.
Vous êtes connu en France pour être un dandy extravagant, décorateur et ami d'Olga Berluti. Mais au-delà de ces clichés, on sait peu de choses de vous : où vous vivez, comment vous travaillez, bref quel homme vous êtes au-delà du personnage public. En quelques mots : qui êtes-vous, Carlo Rampazzi ?
Je vis en Suisse italienne, à Ascona où je suis né. Pour être précis, je vis même dans la maison où je suis né ! Je l'appelle "mon couvent", parce que c'est en plein centre ville, j'y ai mes bureaux, le hall d'exposition, mon appartement et un jardin de 1200 m2. Et je suis à une minute à pied de la Piazza de Ascona, qui est la promenade équivalente au bord de mer à St. Tropez...
Vous dites que c'est la maison où vous êtes né ; avez-vous toujours vécu là ?
Pas toujours. Mon père avait une entreprise de construction, et il logeait là tous les ouvriers. J'ai souhaité y revivre lorsque je me suis marié. J'y suis rentré, j'ai même retrouvé mes jouets dans le grenier ! Il y avait alors treize appartements, que j'ai petit à petit tous récupérés, et j'y vis aujourd'hui seul avec ma famille. C'est ce qui fait que je garde toujours Ascona comme port d'attache. À côté de ça je vis à Paris, et j'ai un appartement à St. Moritz.
On ne vous imagine pas skier...
(il rit) Non, non : j'y fais des relations publiques, cela m'amuse beaucoup ! Une semaine par an, c'est fabuleux : tout le monde y passe... Et cette année, cela va être le grand chaos là-bas, parce que je renouvelle complètement le Carlton, un hôtel constitué uniquement de suites qui a une très belle histoire, parce qu'il a été bâti pour les vacances d'été de la famille Romanov, laquelle n'y a jamais vécu parce qu'il n'a jamais été terminé. Je veux y faire une restauration XXIe et rapporter l'esprit, comme si on avait retrouvé leurs bagages dans les caves. Je voudrais recréer quelque chose qui donne la magnificence des stars ; en faire un hôtel pour les gens qui pourraient acheter mais préfèrent s'offrir un grand service. Je dis toujours que quand on meurt, on n'a pas la même situation au paradis que celle que l'on a ici, et donc autant avoir ici bas le meilleur service que l'on peut avoir sur cette terre ! Pour ma part, moi qui ait un apparte¬ment à St. Moritz, je le quitterai pour aller à l'hôtel lorsque celui-ci sera fini.
Vous avez affirmé dans une interview que vous seriez incapable de faire autre chose que de la décoration...
Cela fait 32 ans que je travaille dans ce métier et je n'ai jamais rien voulu faire d'autre. Lorsque j'ai choisi de faire de la déco, mes parents ont voulu m'en dissuader parce qu'ils disaient que je ne pourrai pas en vivre ; ils considéraient que ce n'est pas un métier et ont voulu que je fasse un diplôme de langue et de commerce. Alors j'ai fait trois ans de langue et de commerce et j'ai eu mon diplôme. Et puis j'ai fait les Beaux Arts à Lugano, et aujourd'hui mon hobby est devenu mon méfier...
On vous sait très proche d'Olga Berluti. Etes-vous un fidèle de la maison de longue date, ou s'agit-il d'une rencontre plus récente ?
C'est le hasard. Un jour, je me promenais rue Marbeuf et il y avait en vitrine une paire de chaussures violettes, dont je suis tombé amoureux. C'étaient des mocassins Andy Warhol. J'étais avec des gens qui ont regardé la boutique et m'ont dit "Carlo, tu penses qu'il y a des gens qui dépensent ce prix-là pour des chaussures ?!...". J'ai répondu "Non, non, c'est une maison de fous !", mais ma femme était sûre que je reviendrais. Je suis rentré en Suisse, et au cours de mon voyage suivant je suis passé à la boutique. J'y suis entré à trois heures de l'après-midi, j'y ai rencontré Olga Berluti, on a parlé et nous en sommes sortis à huit heures pour aller dîner ! Depuis, nous sommes restés amis, comme si on se connaissait depuis toujours. Cela fait plus de dix ans maintenant...
Quelle est l'importance de votre collection, aujourd'hui ?
Une soixantaine de paires, entre la Suisse et la France.
En mesure uniquement, je crois ?
Oui : uniquement des créations d'Olga, des choses patinées, spéciales ... Elle m'appelle et me dit "J'ai une idée pour toi", et je reçois son idée...
Ce sont toujours des chaussures très personnelles, avec un style marqué, entre le dandy et l'extravagant : on sent tout de même que c'est en vous...
Je m'habille pour me sentir moi-même, jamais pour les autres. Il y a des choses que je dois avoir, des idées que je retrouve chez les couturiers et que j'avais déjà dans la tête - j'aurais pu être styliste, aussi ! Je rencontre des gens, je mélange les idées... Je trouve un couturier ou un artisan, je lui décris ce que je veux, et il me réalise mes rêves. J'ai rencontré un artisan, récemment, que l'on m'avait beaucoup recommandé. II y avait chez lui un tas de choses, mais je ne voyais rien que je me veuille mettre, et à un certain moment, je vois une fourrure sur une table, que j'ai trouvé très belle - un vison blanc tacheté de noir. J'ai eu l'idée d'une manche unique, pour porter sur mes pulls. Le couturier reste sans voix, et me dit "Une manche ?", je réponds "Oui : quand je vais dîner, j'ai un pull tout noir, comme ça, le soir, cette manche sera là". On en a discuté, il m'a fait ma manche, et je suis ravi de porter cette manche, et pourquoi pas ? Je trouve que lorsque l'on aime une chose, elle doit devenir personnelle, on doit se l'approprier, et non la porter pour les autres.
Reconnaissez tout de même qu'il n'est pas très courant de voir un homme se balader avec une manche de fourrure ! Ce n'est pas complètement dans la normalité...
Moi je crois que je suis tout normal : je rentre, je sors, je vais, je viens : c'est naturel. Mais je m'aperçois qu'en fait les gens me voient différemment, et que je ne sais pas comment ils me voient.
Il y a deux mois j'étais à St. Moritz, je portais un pull en guépard. Je rentre chez Cartier que je connais très bien, et mon hôte m'apprend qu'il y a une montre Guépard fabuleuse chez Cartier. Et pendant qu'il me dit cela, moi je vois plein de roses dans le magasin, on m'offre des chocolats en forme de coeur ; je ne comprends pas, et l'on m'explique que c'est la St. Valentin. Alors je me suis dit que j'allais me faire un cadeau et j'ai acheté la montre ! Alors qu'en fait, je n'en avais pas l'idée, mais ça me fait un souvenir et ça me fait rire.
C'est aussi une question de moyens...
Oui, mais c'est aussi le petit moment, il y a une histoire...
Vous avez une prédilection pour Cartier?
Non ; j'aime tout ce qui est beau. J'aime les Porsche, par exemple...
Vous avez une Porsche ?
Une turbo cabriolet, mais les couleurs ne me plaisaient pas, alors je suis allé à Stuttgart commander les couleurs que je voulais...
C'est-à-dire ?
Un orange corail. Mais j'ai aussi une Bentley vert très pâle, avec un intérieur pain brûlé, des couleurs que l'on a aussi réalisées spécialement pour moi.
Yves Denis
Cet article est paru
dans Pointure n°7