Montres & Joaillerie


L'esprit de Breguet et la frénésie de la 3ème dimension

L'esprit de Breguet, le roi des horlogers et l'horloger des rois, est de retour pour un grand cru 2004. Un grand millésime tourbillonnant dans l'espace, vers la 2e et 3e dimension. La nostalgie historique se perpétue à travers 3 nouvelles créations fascinantes.
Noux saluons ici l'extraordinaire ingéniosité de Jaeger-LeCoultre, Greubel & Forsey et Thomas Prescher.

Quelques précurseurs oscillants et tourbillonnants

Au cours du 20ème siècle, il y eut quelques précurseurs oscillants et tourbillonnants, modifiant la vitesse de rotation du tourbillon, ou la projetant dans l'espace.


  • Albert Potter, horloger américain de la fin du 19ème siècle, fabriqua un tourbillon avec une vitesse de rotation totalement inédite: 1 tour en 12 secondes. Ce même Monsieur Potter fut un des premiers, vers 1860, à construire pour une pendulette un tourbillon avec un balancier incliné.
    En 1906, un horloger anglais, Henry Hughes, réalisa un tourbillon carrousel, diamétralement opposé à celui de son homologue américain car beaucoup moins nerveux : la cage de tourbillon n'effectuait qu'un tour en 7 heures 30.


  • Walter Prendel, horloger allemand, s'inspirant des travaux du maître horloger Alfred Helwig, tenta à nouveau, en 1928, d'envoyer le tourbillon dans l'espace, mais dans une montre de poche. L'ensemble balancier-spiral était incliné de 30° par rapport à l'horizontal, et effectuait un tour en 6 minutes.


  • Marcel Vuilleumier, en 1947 à l'Ecole professionnelle de la Vallée de Joux, incorpora deux balanciers-spiraux dans la même cage de tourbillon.


  • En 1980, l'horloger anglais Anthony Randall, qui fit ses armes au Technicum de la Chaux-de-Fonds dans les années 60, breveta le premier tourbillon à deux axes perpendiculaires.


  • Vers 1980, celui de Jean Claude Nicolet (collaborateur technique d'Europa Star), de la Chaux-de-Fonds, effectuait une rotation complète en trois heures, avec une réserve de marche de 8 jours.


  • Plus de 20 ans après, Richard Danners développa pour Gübelin, un tourbillon double axe dans une grande montre de poche de 55 mm de diamètre (le plus petit mouvement tourbillon d'un diamètre de 19,7 mm, a été construit au Locle en 1947 par un certain Fritz Robert-Charrue).

    Le tourbillon satisfait toujours notre insatiable plaisir

    Le tourbillon, inventé en 1795 et breveté en 1801, a été conçu par Breguet spécifiquement pour les montres de poche qui se trouvent toujours dans la même position verticale.
    En terme de précision, la marche moyenne d'une montre résulte du brassage des différences de marche dans les positions verticales. Le but premier de son dispositif était d'éliminer les écarts de position en faisant tourner le balancier une fois par minute. Ainsi, les différents écarts dans toutes les positions devaient provoquer une marche moyenne constante. Il est reconnu que cette invention n'a plus d'utilité pratique aujourd'hui pour les montres bracelets. Au porter d'une montre poignet simple, le brassage des positions se fait naturellement. De plus, un tourbillon est la résultante de la compensation ou de l'élimination de certain facteurs perturbateurs sur l'organe réglant, qui plus est consomme plus d'énergie qu'un mouvement mécanique "normal".
    Complication devenue donc superflue, le tourbillon satisfait néanmoins toujours notre insatiable plaisir visuel par sa beauté technique, presque ludique.
    Depuis plus de deux siècles, les plus grands noms de l'horlogerie s'y sont essayés.
    Dans les années 80, l'engouement renaissant pour les montres mécaniques compliquées remet à l'honneur cette prouesse technique.
    La dextérité exceptionnelle nécessaire à sa réussite était de nouveau mise à l'épreuve.

    Thomas Prescher ou la troisième dimension

    Ce jeune horloger de génie, d'origine allemande, a fait ses armes chez Audemars Piguet et Gübelin à Lucerne.
    Tout comme Greubel et Forsey, il fait partie de L'Académie Horlogère des Créateurs Indépendants ( A.H.C.I. ) créée en 1984 par Vincent Calabrese et Svend Andersen.

    Le premier à avoir breveté le tourbillon double axe fut Anthony Randall, en 1978. Ce brevet, après 20 ans, est désormais tombé dans le domaine public.
    C'est à partir des travaux de Randall que Richard Good a breveté son tourbillon triple axe.
    Les premiers double tourbillons fabriqués par Randall, Good, et plus tard Richard Habring, le furent sur des pendulettes, donc sur un mouvement fixe, qui ne subissait pas de changements de positions brusques, comme dans les montres classiques.

    Thomas Prescher fut le premier à adapter ces systèmes sur une montre bracelet.
    On le sait, à l'époque, le tourbillon était adapté pour une montre de poche, portée verticalement, afin de compenser les effets négatifs du déséquilibre du balancier.
    Sur une montre bracelet, le balancier subira toujours les effets de la gravité en position verticale, une baisse d'amplitude et un changement de marche entre la position horizontale et la position verticale, dus à la friction des pivots.
    D'ailleurs, dans l'énoncé de son brevet, avant de parler de la compensation des effets de la gravité, Breguet évoqua l'équilibrage de la friction, sur toute la circonférence des pivots, et leur lubrification homogène.

    Donc en théorie, la solution idéale pour compenser les différences de marche d'une montre-bracelet entre le plat et le pendu serait le tourbillon double axe.
    Et pour garder une amplitude constante, Thomas Prescher a eu l'ingénieuse idée de rajouter un dispositif de remontoir d'égalité, ce dispositif permettant de remonter à intervalles réguliers un petit ressort, de manière à assurer une force constante. Le remontoir d'égalité évite à l'échappement de subir les effets de variation de force motrice du ressort de barillet, et maintient ainsi une amplitude constante du balancier.
    Les deux barillets de son mouvement double axe procurent une autonomie de 42 heures, et ce dispositif de remontoir d'égalité permet une amplitude constante pendant 40 heures.
    Dans un mouvement classique, la perte d'amplitude est beaucoup plus précoce, or l'amplitude minimum constante est étroitement liée à la bonne marche du balancier.

    Ce dispositif corrige aussi les erreurs d'isochronisme. Un balancier est isochrone lorsque sa durée d'oscillation reste identique, quelles que soient les variations de l'amplitude. Théoriquement, un bon réglage consiste à réaliser l'isochronisme parfait des oscillations. Il y eut donc de nombreuses inventions pour remédier à ces facteurs "perturbateurs" que sont l'échappement, les défauts d'équilibre du balancier, la force centrifuge et même les champs magnétiques.

    L'idée principale est d'émouvoir

    Avec l'épreuve de force de l'équilibrage du tourbillon double axe, Thomas Prescher a réussi a réunir de nombreux excellents ingrédients, afin qu'il ait une précision optimale.
    Les deux cages effectuent une rotation en une minute. Avec les deux temps de rotation identiques, il y aurait moins de brassage des positions. Le balancier aurait plus de chance de se retrouver plus souvent et de manière régulière dans une position défavorable, ceci en théorie, mais pratiquement la différence est insignifiante.
    Saluons également la magnifique prouesse technique réalisée avec l'exécution de son tourbillon triple axe. Le troisième axe fait un tour en une heure, et peut tourner simultanément avec les aiguilles en position de mise à l'heure.
    Thomas Prescher aurait-il réussi, avec ce tourbillon triple axe à être "plus royaliste que le roi"?
    Utile ou pas, sa performance permet de satisfaire notre insatiable fascination technique. Il le dit lui même : la précision ultime n'est pas le but premier, son idée principale est d'émouvoir.

    La Sphère révolutionnaire

    Une fois de plus, Jaeger-LeCoultre nous surprend, et nous amène, pour notre plus grand  "bonne-heure", dans les hautes sphères de l'art horloger, grâce à son Gyrotourbillon I, développé par Eric Coudray, pour la technique, et Magali Metrailler pour l'esthétique.

    Eric Coudray et sa complice nous démontrent que la technique n'est pas indissociable de l'esthétique en construisant ce Tourbillon double axe.
    Les créateurs se seraient-ils inspirés des sphères armillaires, utilisées dans l'astronomie ancienne ? Un objet scientifique devenu objet d'art : un globe formé d'anneaux et de cercles, représentant le ciel et les astres.

    Mais revenons à la géniale inventivité d'Eric Coudray jonglant avec des nouvelles formes mais surtout de nouvelles matières rarement voire jamais utilisées dans l'horlogerie.

    Le balancier oscille grâce à la force motrice du mouvement transmise à travers le rouage depuis le barillet. Cette force doit être distribuée de la manière la plus optimale, avec le moins de pertes possibles. Pour réduire au maximum les frottements et les frictions, les deux ressorts de barillet sont enfermés entre un fond et un couvercle en saphir. Cette force motrice doit être transmise de manière constante durant 8 jours, et de ce fait offrir au balancier une amplitude constante, qui permet un meilleur réglage.
    Notons que le verre avait déjà été utilisé aux mêmes fins, mais dans la pendulerie.

    Cette cage doit sa rotation à l'impulsion de l'échappement. Tout comme le balancier-spiral, la cage du tourbillon doit être parfaitement équilibrée, qu'elle soit, simple, double ou triple, et doit avoir le moins d'inertie possible, c'est-à-dire, être la plus légère possible pour la même énergie. Le centre de gravité doit aussi être ramené au centre de la sphère.
    Pour ce faire, deux matériaux ont été utilisés, le titane et l'aluminium, l'aluminium étant beaucoup plus léger que le titane (leur densité étant respectivement de 2,6 et 4,5 kg/dm3, pour comparaison l'or étant à 19,3).
    La cage intérieure qui supporte le balancier et l'échappement est en titane, la cage extérieure est en aluminium. Le titane a été utilisé pour ramener le centre de gravité au centre de la sphère. Ces deux cages sont placées à 90°. Pour ce même souci de gravité, des vis en acier et en titane ont été judicieusement réparties.

    En or 14 carats, afin d'avoir un moment d'inertie optimal

    Le balancier utilisé est en or 14 carats, afin d'avoir un moment d'inertie optimal, donc un meilleur rendement. Selon l'énergie à disposition dans le mouvement, le balancier idéal a un grand moment d'inertie pour une faible masse. Pour améliorer encore cette inertie, les bras du balancier ont été troués.
    Le spiral Breguet, couramment utilisé aujourd'hui, permet un développement concentrique, donc un meilleur réglage.
    Les 21'600 alternances par heures du balancier-spiral étaient déjà utilisées dans les mouvements construits par Breguet mais aussi dans son premier régulateur à tourbillon.

    Selon Breguet, le choix des 21'600 alternances par heure, permet d'améliorer le réglage, car le balancier est moins affecté par les mouvements de la montre lorsqu'elle est portée. Si par exemple, la montre oscille dans le sens du mouvement du balancier, celui-ci s'en trouve ralenti, et réciproquement. Si la montre oscille à la même vitesse que le balancier, elle se trouvera temporairement arrêtée. Plus le balancier oscille vite, moins il y a de chance que la montre soit bougée à la même vitesse, et le réglage sera plus stable.

    Avec une réserve de marche de 8 jours, Eric Coudray a préféré opter pour les 21'600 alternances par heure. Il est connu que plus les alternances sont rapides, plus il y aura de frictions et de frottements, donc des problèmes de lubrification.

    Les vitesses de rotation des deux cages ont été judicieusement choisies.
    L'une effectue un tour par minute, la deuxième, 2,5 tours par minute. Ces deux vitesses ont été choisies afin de concilier un résultat chronométrique optimal (évitant l'exposition prolongée du balancier-spiral dans les positions les plus défavorables) au plaisir visuel.
    Combinant ces deux vitesses, le cycle complet de la cage s'effectue en 2 minutes.

    Une fois de plus, Jaeger-LeCoultre nous a subjugués et surpris par ce nouveau modèle, déjà bardé de plusieurs brevets. Un modèle qui allie l'exploit technique, à la beauté et à l'homogénéité esthétique.
    Ce modèle a été baptisé Gyrotourbillon I, un numéro 2, serait-il en train de couver dans leurs ateliers ? Affaire à suivre.

    Déclinaison de la beauté

    Robert Greubel et Stephen Forsey ont su nous étonner, et c'est en partie grâce à eux que le millésime 2004 fût si réussi.
    Tous deux ont travaillé chez Renaud et Papi, fameux "laboratoire" d'idées et de recherche, appartenant à Audemars Piguet.

    C'est en effet une première pour une montre bracelet : l'inclinaison du deuxième axe à 30°.
    Cet angle a été choisi, de manière à ce que le balancier ne soit jamais à plat, comme l'affirment les inventeurs. Cet angle a aussi été choisi pour un souci esthétique, afin que la boîte garde une épaisseur raisonnable. Cet angle a enfin permis d'utiliser un balancier plus grand, donc de permettre, à priori, de meilleurs réglages, avec un moment d'inertie plus grand.
    La première cage effectue une rotation en 4 minutes, la deuxième cage mobile, qui soutient l'échappement et le balancier-spiral, effectue un tour par minute.
    Ces deux rotations, de une et quatre minutes, permettent un brassage homogène des positions du balancier, et la probabilité que le balancier se retrouve dans une position défavorable est plus ténue. Ce qui ne serait pas le cas par exemple, de deux rotations respectives de une minute, où le cycle serait plus court.
    Dû à l'inclinaison de la deuxième cage à 30°, le mouvement du balancier décrit un cône : en position horizontale, le balancier ne sera donc jamais à plat. Ainsi, le balancier ne devra pas subir les écarts violents de marche et d'amplitude, entre les positions plates et verticales.
    Mais une fois la montre au poignet, le balancier subira naturellement les écarts de position : la grandeur du balancier, et son système à inertie variable, viendront alors en compensation.

    Le mouvement est équipé de deux barillets, pour une réserve de marche de trois jours. L'un d'entre eux est équipé d'une bride glissante, dispositif généralement utilisé pour les montres automatiques. Cette bride glissante permet d'éviter toute surtension du ressort lors du remontage, une simple sécurité pour tout le mécanisme, mais aussi pour le balancier qui, sans ce dispositif, subirait des augmentations importantes d'amplitude.

    Saluons sur ce modèle, l'extrême soin esthétique apporté à de nombreux détails. Du polissage des vis à la cage de tourbillon, en passant par les différentes roues visibles, cette montre nous offre un spectacle éblouissant, qui plus est, tourbillonnant. Il ne faut rien de plus pour satisfaire et combler de joie(s) les collectionneurs les plus exigeants.

    Nouvelles conquêtes

    Il est désormais reconnu que les tourbillons, en principe, ne sont pas plus précis qu'un balancier-spiral classique, bien réglé et équilibré. Reinhard Meis dans son livre de référence sur le tourbillon, l'évoque à travers différents tests.
    Mais, ne serait-ce que pour la gloire de son inventeur, et en l'honneur de l'excellence dextérité qu'il exige des horlogers les plus chevronnés, il mérite tous les égards.

    Ces brillants horlogers, en rajoutant une deuxième et une troisième dimension au tourbillon, ont su ajouter la plus belle pierre qui soit à l'édifice si convoité depuis deux siècles.
    Au delà du débat technique, pourquoi devrions-nous nous lasser des plus belles œuvres d'art, qui suscitent toujours autant d'émotion? Pourquoi s'en priver ?

    Une belle œuvre d'art doit se voir, et quand la beauté se met en mouvement, quoi de mieux pour apaiser la soif des collectionneurs les plus exigeants, que de la mêler à l'inventivité presque sans limites de certains horlogers.

    Jusqu'à nos jours, des myriades d'inventions techniques, pour les montres ont vu le jour, à la recherche de la précision ultime. Est-ce que l'amélioration d'une invention devient une nouvelle invention ?

    La deuxième et troisième dimension étant déjà atteinte, que reste t-il à inventer ?

    La conquête des mers, et la maîtrise de la longitude, nous ont amené la chronométrie et la précision. La conquête de l'espace nous a apporté de nouveaux matériaux, afin d'améliorer la précision, la robustesse et le rendement.
    L'inventivité d'aujourd'hui, résiderait-elle uniquement dans la recherche de nouvelles matières ou dans l'alliage de celles déjà existantes ? Sûrement pas, alors l'appel est lancé : avis aux nouveaux conquérants!







    Cet article est paru dans
    Europa Star
    http://www.europastar.com/europastar/index.jsp


  • Novembre 2004
    Par Denis ASCH

    Bibliographie et remerciements

    - "Théorie d'horlogerie" de Charles-André Raymondin
    - "L'Art de Breguet" de George Daniels
    -  Numéros de Chronométrophilia sur le Tourbillon.
    - "Chronologie synoptique" de l'horlogerie Omega Saga
    - "Dictionnaire professionnel illustré de l'horlogerie" de G-A Berner
    -  "Formulaire Technique" Gieck

    Vincent Calabrese, Eric Coudray, Robert Greubel ,Thomas Prescher, Anthony Randall