Portraits


Christian Lacroix : Sublime éphémère

Il l'affirme lui-même : la mode n'est rien d'autre qu'une élégance qu'on remarque. Et ce n'est précisément rien d'autre que ce qu'il offre aux femmes depuis 1987. Il y a deux ans, il a lancé une ligne de prêt à porter masculin tout aussi digne de cet aphorisme, élégante et remarquable donc. Se dessine ainsi une collection à son image : pleine de paradoxes et de fantaisie, improbable et évidente, référentielle et instinctive à la fois.
À l'heure de sa "lune de miel" (journal Libération, 25 janvier 2006) avec les frères Falic, ses nouveaux propriétaires, Christian Lacroix effectue dans ses collections haute couture un retour aux sources frais et sans redite, unanimement applaudi. Il a en effet offert une nouvelle jeunesse à son Arlésienne d'origine, métissée par 20 années de voyages, de lectures, de rencontres et de création.
On aurait pu s'attendre à voir en écho un défilé de matadors, gitans et cavaliers camarguais dans sa collection masculine. On aurait pu ; mais c'eût été bien trop simple pour ce papillon aimant à butiner une multitude de fleurs. L'homme dessiné par Lacroix n'est pas une pâle transposition en costume trois pièces de ses incandescentes créatures féminines. Lorsqu'il crée pour la femme et qui plus est pour la haute couture, Christian Lacroix est dans un processus de sublimation.

"La couture c'est une création libre, rêvée, "impressionniste" pour une femme en mouvement. La couture, [...] surtout, c'est plus fort que moi".
Au rayon mâle, ne cherchez pas la muse : il n'y en a pas. Il y a des références, des influences certes. Mais, surtout, il est là, lui, Lacroix ; habillé en Lacroix. Sans doute parle-t-il le même langage à chaque étage de son univers. Mais ses intonations, ses expressions, changent. Du côté des hommes résonne un irrésistible accent british. L'Angleterre, île d'élection du couturier, "c'est ce mélange de chic absolu et de sens de la démesure, de baroque et d'ironie"*. Une définition qui sied également à ravir au mot dandy, dont Lacroix aurait pu intituler sa griffe masculine - nous l'aurions volontiers partagé ! La presse n'a d'ailleurs pas trouvé d'autres vocables pour désigner ces silhouettes excentriques-chic, tout droit sorties d'une garden party dans le Sussex ou d'une boîte branchée de Soho.
Et c'est peut-être à travers ce dandy, cet homme somme toute, que Christian Lacroix reprend le plus expressément le flambeau de son père, tailleur à Trinquetaille. "[ Son] magasin était décoré d'une frise de Léo Lélée, représentant une histoire du costume suffisamment complète pour me faire rêver tandis que mon père essayait vestes de tweed, gilets de daim et chemises à col anglais et carreaux cahier".


Simplicité + détail alluré = élégance

Le tweed, les gilets, les carreaux : quelques-uns des signes de reconnaissance du style Lacroix, auxquels il a ajouté le velours, les rayures, le caban et le pantalon rouge (coloris incontournable, rouge sang, oursin, carmin, incarnat, capucine...) qu'il portait enfant. Voilà pour la trame, ensuite Lacroix raconte ses histoires. Elles ont tour à tour convié sur les podiums un bohémien de luxe (été 2005), un «"Goya contemporain" (hiver 06-07) ; cet été l'homme Lacroix a une allure très couture, matelot urbain en veste à écusson et bermuda blanc, Sherlock Holmes fatal en costume à carreaux, baron argentin en gilet jaune d'or sous veste noire et pantalon blanc. Point de ralliement de chacune de ses créations : la richesse et le raffinement des coloris, des matières, de la coupe. La tradition artisanale est un héritage familial. Et puis sa douce folie fait déraper ce semblant de classicisme. Car avant tout, Christian Lacroix est un joueur. Il joue avec les proportions, les tissus (comme cette "Indienne provençale" de la collection Printemps-Eté 2006), les motifs décoratifs, qu'il marie avec une audace folle : des rayures avec des pois, des carreaux avec des fleurs... Monsieur joue avec, à moins qu'il ne se joue de la dissonance. Ses anachronismes et ses mélanges, sur le papier improbables, voire défendus, composent des silhouettes dont le chic transforme toute extravagance (le pantalon jaune canari de cet été par exemple) en clin d'œil désinvolte. Dans ses notes, le couturier a écrit l'équation suivante : "Simplicité + détail alluré = élégance".


Le secret de la magie Lacroix

Une combinaison alchimique entre classique et fantasque, qui se veut portable au quotidien. Au demeurant, si la "sauce prend", c'est bien que tous ces paradoxes sont assumés, ou mieux : affichés, à l'instar de ce noir constant, profond et fier au milieu des couleurs. Il écrit parmi ses Notes d'un après-midi, dans les années 80 :
"Avoir toujours en tête :
- notion de "mauvais goût"
- mélanger tissus qui n'ont rien à voir ensemble (un peu l'histoire du parapluie et de la machine à coudre)
- formes classiques dans tissus exotiques et vice versa".
Et encore : "La différence est la clef de tout. C'est l'éphémère, le particulier, l'unique, qui sont les meilleurs signes de l'identité. Le luxe en soi doit justement déboucher sur une individualité, une différence, un dandysme - et pas une bourgeoisie esthétiquement un peu désuète. Je crois que l'on a qu'une seule chose à dire mais que cette chose évolue sans cesse. C'est cette constance dans le changement qui détermine un style".
Christian Lacroix a ceci de particulier qu'il ne se destinait pas à la couture : il étudiait l'histoire de l'art, voulait être conservateur. D'ailleurs il ne crée pas que pour la mode, mais aussi pour le personnel d'Air France, pour le théâtre, pour la maison. Et il écrit. La chose qu'il a à dire prend ainsi de multiples formes. Sa mode en exprime une érudition bigarrée et hétéroclite qui la classe à part, hors des tendances. Comme Christian Lacroix lui-même, son homme a l'audace d'être contradictoire et inimitable. Il voyage, il change. Mais il aura toujours quelque part dans ses bagages un pantalon rouge, comme ce gamin à la flûte peint par Manet, le Fifre.



                                                                                                                  

                                                                                                                   Cet article est paru
                                                                                                                     dans Dandy n°11
Juillet 2006
Par Aurélie Galois

* Qui est là ?
Traits et Portraits, par Christian Lacroix, collection dirigée par Colette Fellous, édition Mercure de France, 2004