Portraits


Pierre Laville : Un homme ébloui

 


Le dramaturge, metteur en scène, adaptateur, qui a été directeur de théâtre, producteur, journaliste, fondateur de revues...se décrit lui-même comme un auteur, "tirait", homme de théâtre" (auteur-homme de théâtre). Un homme qui malgré les honneurs, reste toujours subjugué de faire partie d'un milieu qui le faisait rêver enfant. Un homme qui n'a qu'un credo "donner, communiquer, faire vivre aux autres" son amour du théâtre.

La scène c'est sa vie

Le rendez-vous a été fixé au Tristan-Bernard où il a adapté et mis en scène "Romance", la dernière pièce de l'américain David Mamet. Il n'aurait pu en être autrement. La vie de Pierre Laville tourne autour de la scène et ce n'est pas son genre de recevoir dans des bars d'hôtels cossus ou des endroits chics. "La richesse, je n'en rêve pas. Même, elle me fait peur". Pendant que la régie vérifie la bande-son de la pièce faite de sirènes de police et de clameurs de foules, les yeux bruns de l'auteur s'animent et pétillent à l'évocation d'un parcours de 30 ans qui le laisse pantois.


Une enfance solitaire éclairée par les trois coups

Pierre n'est pas un enfant de la balle. Mais dès ses premiers pas d'enfant unique "non riche" dans le Sud-Ouest, près de parents enseignants plus qu'exigeants ("si j'étais second à l'école, je prenais une paire de claques de mon père"), le théâtre vient à lui. Une tante parisienne, réfugiée chez ses parents pendant la guerre, l'endort en lui contant la vie de Réjane, d'Yvonne Printemps et de Sacha Guitry. Nous sommes au début des années cinquante et Pierre, solitaire, écoute à la radio, les retransmissions des spectacles de la Comédie Française, "cette montagne magique" et rêve à ses acteurs, "ces demi-dieux qui habitent ce monde inouï". A 12 ans il économise sou à sou sur son argent de poche pour acheter Le Soulier de Satin qu'il apprécie. Les vers sont dans le fruit même si le théâtre n'est pour lui qu'un mirage.


Une adolescence où la mort est présente

Le bon élève formé à la dure perd son père à 14 ans. Ce n'est que le début d'un long enterrement. "Entre 14 et 20 ans, j'ai perdu les trois-quarts de ma famille". Il semble à Pierre que son adolescence s'écoule et s'écoute entre la radio et les pas des chevaux de corbillards sur le pavé. Le boursier suit les conseils des amis de la famille et opte pour le droit, sans désir véritable. "J'ai appris à aimer ça.. ". L'étudiant émerveillé par Paris passe deux doctorats, intègre Sciences Po, devient expert à l'ONU et professeur de droit. Excusez du peu pour quelqu'un qui n'a pas choisi sa voie. "Ca marchait très bien. Je pensais faire l'ENA".
Vingt ans plus tard, il sera appelé par Jack Lang pour siéger au jury de l'Ecole d'Administration comme personnalité culturelle. La boucle sera bouclée. Mais à 20 ans, il ne rêve que d'être un spectateur. "J'ai fait les poulaillers de tous les théâtres". Mais après la mort, "extraordinairement présente" de son adolescence, la vie enfin à vivre à fond se présente sous la forme de Jean-Marie Serreau, célèbre homme de théâtre, "suant sous son baobab" alors qu'il traverse le désert.


Un choix radical


Dans ce décor décalé, Pierre ose aborder cet homme admiré. Le courant théâtral passe entre les deux hommes et Jean-Marie Serreau détecte sous l'érudit, l'homme de création. Il n'hésite pas une seconde à lui proposer de travailler avec lui à Paris. Le "conseiller personnel du Président de la République du Sénégal pour la planification, la formation des cadres et des collectivités", professeur de droit à Dakar, fait un choix radical. "J'avais peur mais il fallait le faire. C'était une évidence absolue". Le professeur a conscience que les malheurs subis entre 14 et 20 ans, l'avaient été pour toute sa vie. "Maintenant je vais vivre le bonheur, la passion la plus grande. Cela a été mon premier accouchement ".
Et quand Pierre choisit, il va jusqu'au bout. Son premier travail d'assistant de Serreau, avec qui il montera onze pièces, est pour la Comédie Française, cet Olympe, "toujours sur ma route". Il y sera le plus jeune auteur joué après Molière pour sa deuxième pièce. "J'en avais les larmes aux yeux de voir mon nom sur l'affiche". Professeur le jour, assistant la nuit, il bascule vraiment dans le théâtre quand il devient directeur du Théâtre des Amandiers, son deuxième accouchement. Mais le directeur très apprécié des médias et de l'intelligentsia, assiste toujours le célèbre metteur en scène et côtoie Beckett, Ionesco, Césaire, Billetdoux...un ravissement.


Troisième accouchement : écrire

"Je n'ai jamais rêvé quoi que ce soit. J'écrivais des articles mais de là à devenir auteur... ". Son père spirituel y pense pour lui. "C'était comme un passage de relais avant sa mort. Pour lui, j'allais essayer, j'allais le faire. Ce fut mon saut dans le vide à moi, comme l'acteur, tel un acrobate saute dans la lumière". Serreau disparaît sans voir la première de l'œuvre donnée au Théâtre National de Strasbourg où à l'entracte Pierre Dux commande par téléphone une pièce au jeune auteur prometteur. Six mois plus tard, "La Célestine" sera sélectionnée à l'unanimité par un comité de lecture où Jacques Charron s'était endormi, Françoise Seigner s'éventait et où Jean d'Ormesson quitta l'auteur éberlué par un "à bientôt à l'Académie, cher ami". "J'entrais dans la maison des dieux. Dès que j'ai écrit, je me suis dit "c'est ça!". J'ai eu peur de la page blanche sur mes dix premières pièces. Ecrire, c'est épuisant, angoissant, inquiétant". Maintenant ce n'est plus la peur d'écrire mais la peur de ne pas être à la hauteur de lui-même, de son exigence qui l'empêche presque malgré lui de sortir l'une des cinq pièces pourtant terminées.


Communiquer le goût de la vie

Ecrire pour lui c'est "le désir de communiquer avec le public, une forme d'émotion ou de réflexion. Le théâtre, c'est l'art du partage". Et cet homme à l'énergie débordante, voire fatigante pour ses proches, a envie de communiquer passionnément ce qu'il a de plus personnel, "le goût de la vie". Sa préoccupation est "surtout de ne pas être immobile" et de remplir du mieux possible "le temps de vivre". Son énergie gargantuesque qui lui commande d'écrire et d'avoir en parallèle une mise en scène et une adaptation, nourrit sa "vie d'artisan qui fait bien son travail". Car Pierre Laville est plus proche du savetier que du financier. Prochain accouchement ? "Acheter un théâtre, pour y faire ce que j'aime et y perdre tout l'argent que j'ai. Je trouverais immoral de l'utiliser pour moi. J'ai tellement de bonheur et je trouve tellement inconcevable de gagner de l'argent avec ça".
On lui reproche souvent de ne pas être assez conscient de son œuvre comme s'il devait déjà être empaillé ou passé à la postérité mais il croit que "le temps d'une œuvre n'existe plus, l'époque d'internet a entraîné la mort de la postérité". Alors celui dont les spectacles ont reçu 8 Molières, adaptateur de American Buffalo et de Madame Sans-Gêne pense "qu'on n'a plus d'œuvres importantes à monter".


Plie mais ne rompt pas

L'auteur-homme de théâtre qu'il n'a jamais cessé d'être en produisant, adaptant, dirigeant, est fier de son CV qui est "ce que j'ai voulu". Il n'y changerait rien, pas même le vaudeville accepté une année de vache maigre, qui l'a quand même "bien amusé", admet-il. Ce chantre de l'exigence, de la qualité des mots et des idées, proche des valeurs défendues par le théâtre public n'est pourtant pas le champion d'un théâtre où les auteurs cèdent à l'autocélébration. Il s'en voudrait d'oublier l'émotion et le public. "J'adore le public heureux". Dans son esprit, il pense toujours que ce rêve éveillé qui est sa vie, ne va pas durer, d'où "l'urgence à vivre ça". Avec l'expérience, il sait que le malheur ne l'abat jamais. En Chine où il a vécu un temps pour dépenser les yens issus d'une pièce jouée là-bas, un peintre l'a représenté sous forme de roseaux et d'un idéogramme qui signifie "quelqu'un qui sous l'orage ne rompt jamais". Quand La Fontaine rencontre Laville au bout du monde...


Le destin toujours au rendez-vous

L'énergie, les rencontres, l'exigence mais aussi le destin, la chance ou une force inconnue, se sont toujours trouvés sur le chemin théâtral du dramaturge. Comme ce jour où Barbara devant abandonner pour cause d'épuisement, les répétitions de Master Class, le téléphone sonne. Fanny Ardant l'implore de lui donner le rôle, ne serait-ce qu'un jour en alternance avec la chanteuse. Le rôle lui échoit. Reste à trouver un metteur en scène après le désistement de Maurice Béjart. Le téléphone sonne de nouveau : "ici Roman, tu n'aurais pas une pièce à diriger ?". Polanski en sera le metteur en scène. Telles vont les vibrations du monde.
A 18 ans Pierre débarquant à Paris, rêvait d'être quelqu'un "mais je n'aurais pas imaginé la vie que j'ai eue". Il se répète sa chance au moins une fois par semaine et se demande encore malgré les diplômes, les prix et les distinctions reçus en France et à l'étranger : "Qu'est-ce que j'ai fait au Bon Dieu pour passer de la chambre secrète de Dordogne et en arriver là. Ca m'éblouit".

Mars 2006
Par Véronique GUICHARD

"Romance" de David Mamet, adaptation et mise en scène Pierre Laville
Théâtre Tristan Bernard
64 rue du Rocher
75008 Paris

Une satire déjantée, intelligente et jubilatoire de la société américaine d'aujourd'hui, une farce à la fois provocatrice et hilarante, jouée par des comédiens toujours justes et jamais caricaturaux dans une mise en scène précise et rythmée.

www.pierrelaville.com