Portraits


Armen Petrossian, 40 ans dans le monde du caviar !

En pariant avant ses concurrents sur l’esturgeon d’élevage, Armen Petrossian, le fringant sexagénaire fils d'épiciers arméniens, a transformé la vieille affaire familiale en leader mondial du béluga impérial. Son père et son oncle qui avaient fui l'Arménie et les massacres, avaient créé une entreprise d'importation et de distribution de caviar, saumon et crabe chatka en 1920. Cette entreprise familiale dont Armen Petrossian, fils de Moucheg Petrossian, a repris les rênes en 92, s'est transformée en numéro 1Mondial du caviar, grâce à son esprit novateur, et à sa décision de se tourner avant tous les autres vers le caviar d'élevage. L’histoire lui a donné raison. En 1998, un accord international interdit la pêche des esturgeons. Aujourd'hui, malgré les épreuves et les difficultés, la marque Petrossian reste leader et loin devant ses concurrents. Focus avec Luxe Magazine

Vous avez été élevé dans l'univers du caviar tout en terminant une maîtrise en Sciences de Gestion à la Sorbonne. Puis en 73 vous intégrez le giron familial. N'avez-vous pas eu envie de vous lancer dans un autre domaine ?

Enfant tardif, né en 1949 quand mon père avait 55 ans (juste après le Baby Boom), je vivais à côté du magasin et passais mes journées après l'école près de mon père et de son frère (ayant 26 ans d'écart avec tous les autres enfants (frères et sœurs et mes cousins/cousines.)
De ce fait je participais implicitement à la vie du magasin. Mon territoire de jeu s'étendait du magasin aux bureaux. Ma curiosité naturelle faisait que naturellement je m'intéressais à la vie des affaires.
A cette époque tout était très difficile. Je voyais mon père et mon oncle, de grands marchands (ils avaient vécu la révolution et les massacres en Arménie), travailler dur, se battre. Ils étaient importateurs et distributeurs de caviar, de saumon et ont d'ailleurs été les premiers à importer le fromage bulgare "la féta".
Il n'y avait pas les mêmes valeurs. Pour mon père, son adage consistait à " être droit et avancer" ! Il fallait être opiniâtre et ne pas se laisser distraire.
Aujourd'hui nous sommes une génération de "hamburgers" avec des amortisseurs partout. La vie n'est plus aussi dure. Les jeunes n'ont plus besoin de se battre comme nous, tout est facile.
J'ai eu quelques tentations dans l'économie et la politique, car j'aimais l'idée de la macroéconomie, mais mon père était malade et j' ai donc commencé en 72.


Qu'est ce qui a été le plus difficile pour vous, lorsque vous avez intégré l'entreprise en 73 ?

Mon père était un homme extraordinaire. Lorsque j'ai eu mon diplôme en poche, mon père m'a fait gravir tous les échelons en commençant par le bas de l'échelle.
Durant 3 ans, j'ai travaillé avec ma tante, pour tout apprendre. A l'époque je me croyais le maître du monde. J'ai dû descendre de mon piédestal et découvrir tous les registres ainsi que le savoir-faire de la maison et ses rituels.
Ainsi, chaque année, durant la semaine de Noël et du Jour de l'An, je suis présent dans la boutique, derrière le comptoir, pour servir les clients et garder cette proximité que mon père et mon oncle avaient su pérenniser. Notion de partage essentielle dans notre famille. Pour mon père, on ne pouvait rien faire sans partager, au moins une tasse de thé ou de café, pour apprendre à se connaître. Un aspect convivial que nous avons perpétué.
A cette époque d'ailleurs, nous réalisons 40 % de notre CA.

Peut-on dire que vous avez été un créateur de marque, puisque lorsque vous avez repris la société de votre père et de votre oncle, vous lui avez donné un envol international ?

Il y a eu deux dates charnières : la mort de mon oncle en 72, qui a été très mal vécue par mon père et l'a énormément affecté. Petit à petit il a transmis le flambeau à ses enfants et nièces et neveux. Puis celle de mon père en 81. En 79/80 j'ai mis le cap sur les USA en ouvrant un point de distribution car la Russie n'avait pas de distribution de caviar sur ce continent. Puis en 84, c'est la première implantation de restaurant à New York "Carnegie Hall".
Nous avons dû traverser plusieurs années difficiles et quelques épreuves. Notamment la guerre du Golf puis la perestroïka (96/97). De ce fait dans les années 89/92 nous avons changé de modèle.
A l'époque nous nous fournissions presque exclusivement auprès de la Russie (92 %)
Nous achetions également du crabe "chatka". Mais en 92, lorsque j'ai repris les rênes de la société, j'ai cédé cette branche d'activité en me concentrant sur le saumon et le caviar.


Peut-on dire que vous avez donné ses lettres de noblesse au caviar d'élevage ?

J'ai été le premier à me tourner vers le caviar d'élevage. Le marché était bouleversé par la révolution en Iran et l’éclatement de l’Union soviétique, pays limitrophes de la mer Caspienne d’où provenait la quasi-totalité du caviar sauvage dans le monde. Le caviar sauvage vivait ses dernières heures de gloire.
Le caviar d'élevage existait déjà en France et aux USA. Les premiers producteurs de caviar français se situaient près de Bordeaux en 93 et la première industrialisation s'est faite en 98.
Il faut savoir que l'élevage s'est d'abord lancé au départ par le ré-empoissonnement pour la pêche naturelle dans les années 30 dans la Mer Caspienne. Ce sont les russes qui ont recréé la fécondation artificielle pour avoir des bébé esturgeons. Ils ont ainsi préservé l'espèce .
En 75, il y a eu un échange technologique avec les USA et Khroutchev pour appliquer cette technique aux USA.
EN 97 l'esturgeon est protégé. J'ai ainsi commercialisé le caviar d'élevage à partir de 98.
Car pour faire un bon caviar même d'élevage, il faut sélectionner rigoureusement ses grains, et l'élever comme du bon vin, jusqu'à parfaite maturation. C'est ce savoir-faire unique qui fait toute notre différence. De la même façon, ce ne sont pas les meilleurs raisins de Champagne qui font un Dom Pérignon, c’est le travail de sélection et d’affinage.»
J'assume par ailleurs la présidence de l'ICIA (association des importateurs de caviar pour la protection des esturgeons).


Quelle est la signification du logo sur vos boîtes ? Ces célèbres boîtes bleues sur lesquelles vogue au soleil une goélette gonflant ses voiles ?

En fait le bateau symbolise l'entreprise qui brave la tempête et le soleil représente l'espoir.
Cette allégorie résume bien la philosophie de l'entreprise.


Comment voyez vous l'avenir du caviar ?

La production mondiale est de 130 tonnes aujourd'hui. Sans faire de production de masse, le chiffre sera multiplié par 2 ou 3 d'ici 5 ans. En 95/98 la production était de 500 kg.
Donc l'avenir du caviar est assuré, car c'est un produit de luxe qui nécessite un réel savoir-faire, bien entendu avec un caviar de qualité. Car il existe maintenant du caviar d'élevage dans le monde.
Le Beluga par exemple est un produit de prestige.


Pour reconnaitre un bon caviar ?

Il doit être brillant, lumineux, et de la rondeur dans sa texture.
C'est un métier où l'on utilise nos sens (la vue, l'odorat, et surtout le goût)


Confirmez-vous que le caviar est un luxe ?

Oui et non. C'est un luxe car il existe un caviar de luxe avec seulement 10 kg de production/an qui ne se trouve pas sur le marché et que s'arrachent les amateurs purs et durs ! Mais il y a aussi le caviar accessible.
Pour qu'un produit soit du luxe, il doit y avoir le savoir-faire, la main de l'homme, un support qui montre les valeurs, comme un sac Hermès.
Le caviar est un luxe éphémère, un luxe que l'on consomme comme le vin !

Avez vous des concurrents ?

Pas vraiment, car personne ne travaille comme moi ! Je garde mon cap, qui est l'exigence de la qualité et la catégorisation


Juin 2013
Par Katya PELLEGRINO