Portraits


Jacques Garcia ne fait que ce qui l'amuse !

Fasciné, dès sa plus tendre enfance, par les objets d'art, Jacques Garcia est collectionneur dans l'âme. Ses coups de cœur, vont de l'art conceptuel à l'art moderne, en passant par le XVIIIème siècle.
Sa rencontre avec Diane et Dominique Desseigne, en 1990, est un tournant dans sa carrière qui va le faire connaître du grand public. En effet, il rénove alors tous les fleurons de la chaîne Lucien Barrière.
Mais c'est sa rencontre avec Jean-Louis Costes, en 1995, qui va le révéler et lui permettre de donner toute sa mesure : le style Garcia est né.
L'ensemble de vos réalisations est assez spectaculaire mais vous donnez l'impression que tout ce que vous entreprenez vous amuse : Cela a-t-il toujours été le cas ?

Les lieux publics, je ne les entreprends que s'ils m'amusent... L'image du décorateur étant en cause, je suis plus vindicatif en ce qui concerne le choix de la structure, des volumes et des éléments essentiels. Le détail ne compte pas, car ce n'est pas ce que le visiteur retiendra.
En ce qui concerne, les lieux privés, j'aime qu'il y ait affinité. Ils sont le reflet de la personnalité des gens qui vont l'habiter, et - à priori - il y a des personnalités qui me conviennent mieux que d'autres et me permettent d'exprimer l'âme du lieu.
Certains ont recours aux décorateurs, grâce à leur fortune, mais n'ont pas pour autant de culture. En finale, si le client souhaite une chose en contradiction avec mes conseils, je respecte son avis et ne cherche pas à imposer le mien. Dans ce cas, il n'y a pas de place pour l'amusement

Le "Murat" est un hymne à l'armée impériale de Pierre le Grand, le salon de thé "Ladurée" est en style second empire, et la terrasse de l'hôtel "Costes" a un esprit florentin... Y a-t-il un esprit "Garcia" ?

Oui, il est certain qu'il y a un style Garcia, mais je ne suis pas militariste... J'ai souhaité donner un style cocotte, féminin à Ladurée, que j'assume totalement. Je ne voulais pas faire d'amalgame entre l'ancien Ladurée et le nouveau. Cela ne donne jamais un bon résultat, l'original étant toujours mieux que le faux, comme pour un meuble.

J'ai eu l'idée de faire un Ladurée qui aurait été celui de la Païva, une cocotte du second empire qui avait le plus bel hôtel particulier en bas des Champs-Élysées, et qui est maintenant celui de Travellers, avec ses miroirs d'onyx plaqués d'argent.
Regardez le restaurant La Grande-Armée, c'était un endroit horrible ! Jean-Louis Costes voulait absolument que je travaille sur ce projet, qui ne m'inspirait pas du tout. Un dimanche matin, l'Arc de Triomphe était dégagé, l'avenue de la Grande-Armée déserte, et j'ai eu un flash !
Pourquoi ne pas recréer un endroit militaire avec une tente, qui serait celle de l'Arc de Triomphe, à proximité, d'en faire un symbole en rebaptisant cet endroit La Grande-Armée - du nom de l'avenue - et de capter la clientèle des Champs-Élysées. Cela a réussi !
De même, pour L'Esplanade : avec les Invalides et cette canonnade fabuleuse qui est installée dans le plus beau bâtiment de la ville, l'endroit ne pouvait que refléter l'ambiance militaire et devenir une annexe des Invalides !
Chez Ruc, qui est un café d'intellectuels, face à la Comédie Française, place du Palais-Royal, je voulais traduire cette ambiance intellectuelle, sans décoration ou style particulier.
Comme L'Avenue, qui n'avait jamais marché et qui se trouve dans une des plus belles avenues du monde (l'avenue Montaigne). Cet endroit je l'ai fait "mode". J'en ai fait une robe de couture des années cinquante de Dior, vue en l'an 2000 : du taffetas partout, des fanfreluches, du bois clair et doré. Tout à coup, les journalistes de mode se sont emparés de l'endroit, comme s'il leur appartenait depuis toujours, et l'ont rendu incontournable.
C'est pourquoi dans un lieu public, il est difficile de travailler avec quelqu'un qui a des idées trop arrêtées, car le détail ne compte pas. Il faut avoir un concept et être en phase avec le lieu avec le site.
Je m'approprie l'âme du lieu, car la situation géographique traduit une ambiance.
Ce sont les lois millénaires de l'architecture.
J'accepte les conseils, sur l'organisation, sur l'implantation, car chacun a son idée. D'ailleurs Jean Louis Costes a beaucoup d'idées, mais jamais il n'intervient dans la décoration. Il m'a toujours laissé carte blanche pour ses restaurants ou son hôtel.

Comment définissez-vous l'esprit "Garcia", dont on parle tant ?

L'esprit Garcia on en parle car je suis un des seuls, venant du monde des amateurs d'art, qui conçoive des lieux publics.
Les autres n'ont toujours fait que des lieux publics.
Je suis également collectionneur d'art moderne, un passionné de jardins et d'architecture fondamentale française des 17ème, 18ème, 19ème et 20ème siècles, et collectionneur de mobilier du 18ème. C'est toute mon expérience et ma connaissance de ce milieu que j'ai mis en pratique.
Les autres n'ont toujours mis en pratique que leur "ego".
En fait, en résumé, l'esprit Garcia, c'est : "Pas d'ego !"

Qu'est-ce qui vous a lancé dans la décoration ?

Le déclic a été social. Je n'avais pas la vocation d'être décorateur et mon ambition était d'être architecte. Mais j'ai réalisé très rapidement, compte tenu de mon milieu, qu'il y avait une vraie barrière sociale et que je ne pourrais pas y arriver.
Mes parents étaient des ouvriers, nous vivions dans une vraie maison, à Champigny sur Marne, banlieue excentrée. J'y ai vécu jusqu'à 18 ans... J'étais le roi.
Pour moi, nous étions les riches des pauvres et non pas les pauvres des riches. Je n'avais pas la sensation d'être pauvre, car il y avait plus démuni que moi !
La vie a voulu que je devienne décorateur. Ceci dit, ce que je fais à l'heure actuelle est encore plus difficile.
J'ai commencé en tant que dessinateur dans un cabinet de dessin, puis chef de projet, puis chef d'agence. J'ai alors travaillé pour des clients importants de l'agence, qui m'ont suggéré de me mettre à mon compte, m'estimant meilleur que mes patrons.
J'aurais, peut être pu, de la même façon, réussir à devenir architecte, mais à cette époque jamais je n'aurais imaginé pouvoir me mettre à mon compte en tant que décorateur. Je pensais rester dessinateur.
Maintenant, je suis le pauvre des rois ! La frustration est totale !
Je ne suis pas quelqu'un de jaloux, et pourtant dieu sait si je suis jalousé ! Heureusement je ne "fonctionne" pas ainsi.

Quelles sont les réalisations dont vous êtes le plus fier ?

Champs de Bataille. C'est la réalisation où je me suis dépassé. J'ai montré que si les êtres étaient plus détachés du matériel et moins sur leurs doutes, plus sincères et moins superficiels, ils pouvaient réaliser des choses plus grandes.

Quel a été le tournant dans votre carrière ?

Il y a eu plusieurs tournants :
  • Le premier, lorsque je me suis mis à collectionner, à 18 ans, des tableaux de peintres modernes (comme Yves Klein), qui valent actuellement des sommes phénoménales et que j'ai vendu.
  • Le deuxième tournant s'est produit lors de ma rencontre avec une amie, Maria de Beyrie, antiquaire novatrice pour le 20ème siècle, qui à l'âge de 18 ans, m'apprit le fondamental alors que j'étais dans le superficiel.
    Elle m'a expliqué ce qu'était "le fond des choses". J'étais réceptif et j'ai tout de suite mis en pratique ses conseils, ce qui m'a donné une ouverture aux objets d'art.
    J'ai fait des fortunes en vendant des objets d'art dans les musées du monde entier, et personne n'en connaît la provenance. Ce qui compte c'est ce que l'on ne voit pas.
    Si je vais au Louvre, à Versailles, au Getty, je suis ravi de voir ces objets...
    J'ai ainsi cédé le dernier buste manquant aux collections de la période de Louis XIV à la Galerie des Glaces de Versailles ! Tout le monde l'a dénigré, l'estimant faux... Je l'ai vendu en vente publique... et Versailles l'a acheté.
  • Troisième tournant : une autre amie, qui était l'amie de mon patron, m'a offert de m'apporter toutes les affaires qu'elle proposait à son patron. (J'avais 24/25 ans).
    J'ai alors commencé des chantiers de collectivité (Sofitel, Frantel, Méridien, Tour Montparnasse), en tant qu'exécutant. Ces premiers chantiers étaient uniquement d'ordre financier, n'ayant pas le choix.
    Petit à petit, avec la clientèle privée, amenée par le biais d'amis, mon avis a été de plus en plus sollicité.
    Dans les années 90, ma rencontre avec Diane et Dominique Desseigne, m'a permis à travers les réalisations que j'ai pu accomplir, au sein du groupe Lucien Barrière, de me faire connaître du grand public.
  • Quatrième tournant enfin : ma rencontre, en 1995, avec Jean Louis Costes. Ce fut une vraie rencontre d'homme à homme.
    L'homme m'a plu, et réciproquement je pense. Jean Louis à l'époque, avait de gros problèmes financiers. Nous étions sur la même longueur d'onde et nous nous sommes appréciés. J'ai ainsi conçu de belles réalisations dans le domaine de l'hôtellerie et de la restauration...
    Actuellement, j'en suis à 28 ans de carrière en indépendant.

    Vous vous dites partisan de la modernité contre le modernisme. Qu'entendez-vous par-là ?

    L'ego. Je préfère un canapé Louis XV confortable à un canapé contemporain inconfortable. Comme je peux également préférer un canapé contemporain confortable à un meuble d'époque inconfortable !

    Vous avez marqué votre époque, les lieux que vous avez créés. Quelle est votre vision de la décoration dans 10 ans ?

    J'aurais toujours tendance à reprendre la citation de Malraux : "Le 21ème siècle sera spirituel ou ne sera pas"... Dans la décoration c'est la même chose : A partir du moment où il n'y a aucune âme dans ce que l'on crée, c'est dramatique.
    La décoration c'est comme les villes.
    Si vous construisez des cages à poules, et je sais de quoi je parle, y ayant vécu, il ne faut pas s'étonner du mal-être et de la violence qui augmentent. Je ne sais pas par quel miracle, je ne suis pas devenu trotskiste ou révolutionnaire !

    Ayant vous-même vécu dans une banlieue excentrée, du genre "bidonville", n'avez-vous jamais eu envie grâce à votre popularité et à votre métier, d'aider ces gens défavorisés ?

    En acceptant d'ouvrir au public, une maison comme Champs de Bataille, c'est une manière de montrer à tous que lorsque c'est bien : c'est bien... et peu importe si c'est trop ! Cela équivaut à ouvrir des somptueuses maisons, comme par exemple, celles des Rothschild, des Weill, d'Hubert de Givenchy, avec un train de vie et tout ce que cela peut comporter d'objets d'art, de luxe, de surabondance, de superficialité... et de négatif.
    C'est cela le discours.
    Je veux d'abord finir Champs de Bataille. Il me reste 10% à accomplir au niveau du jardin.
    Cette propriété restera derrière moi : je dois donc lui donner toutes les chances de survivre, même si je disparais. Je me rends compte, que depuis 45 ans que je visite des châteaux, je suis horrifié de voir que le patrimoine culturel de cette France qui vient du Moyen Age, s'est avili de la pire manière !
    En mettant tout entre les mains de conservateurs, nous asséchons notre patrimoine. Le problème est là.
    En effet, on ne peut pas remplacer 15 strates de générations, d'histoire et de goût, comme on en trouve en Angleterre. C'est mon objectif à Champs de Bataille.
    Il est clair, dans mon esprit, que Champs de Bataille ne sera pas vendu pour acheter autre chose.
    D'ailleurs en l'ouvrant au public, c'était une façon de lui faire partager l'histoire. Actuellement j'ai décidé de ne l'ouvrir qu'aux groupes ayant une volonté réelle de connaître et d'apprendre ce passé et qui en font la démarche. On ne peut pas imposer la richesse à tout le monde.
    Beaucoup n'y voient que de l'argent, alors qu'il n'y a que de l'esprit. S'il n'y avait que de l'argent, j'aurais une maison à Saint-Tropez, un bateau... Ici il n'y a que de l'esprit. Pour le montrer, il faut le rendre inaccessible.
    Par contre, ouvrir une école, dans 5 ans, ou créer un concept tourné sur la modernité du passé ou le passé de la modernité... Pourquoi pas ?

    Ces dernières années ont vu surgir un style "zen". Y a-t-il un retour à l'épuré, à l'esprit minimaliste ?

    Durant mes dernières années de métier d'art, j'avais des tableaux modernes, avec des murs blancs, et des matelas par terre. Il n'y avait rien d'autre. Ce que l'on pouvait traduire par "l'époque zen" : cela correspondait à ma philosophie.
    J'avais l'envie et le désir de tout, mais la possibilité de rien : Je m'étais donc rapproché du minimal, afin de garder la tête pleine et pouvoir la remplir. A mon avis, pour créer du "zen", c'est-à-dire du minimal, il faut être doué, sinon c'est du misérable !
    C'est la même chose pour toutes les bourgeoises dont les appartements, à une époque, étaient tous couleur pêche avec du beige. Il n'y avait pas de prise de risque.
    Moi, je suis pour le risque. Le mauvais goût de certains, peut être le bon goût des autres.
    Il est dommage qu'il y ait une uniformité dans la construction et la réalisation d'immeubles, que ce soit à New York, Hong Kong ou Paris.
    Au 17ème ou au 18ème siècle, une telle chose aurait été impensable. On respectait la vocation nationale de l'architecture. C'est pourquoi, je suis contre cette mondialisation dans l'uniformisation.

    Vous avez signé les décors de musées, réalisé des somptueuses demeures privées comme celle du Sultan de Brunei, des hôtels comme l'élégant Costes, un salon de thé au décor fin de siècle, des palaces et des casinos à Deauville ou à Baden-Baden... Que manque t-il à votre palette ?

    Un grand projet public. J'aurais pu réaliser plusieurs salles dans le Louvre, comme les salles consacrées au 18ème siècle, que j'aurais certainement fait mieux que d'autres. Mais cela ne m'a pas été demandé.

    Qu'est ce qui vous porte vers le 18ème siècle ?

    Prendre le contre-pied ! Ce qui m'amuse, c'est être en réaction, à contre courant de la mode des autres.
    J'ai, par exemple, aimé l'art tubulaire... qui n'évoquait rien pour personne.

    Qui admirez-vous parmi vos confrères ?

    Philippe Starck. Chez les architectes, j'adore Portzamparc.
    Jacques Grange aussi qui a amené un genre nouveau. Les lieux publics l'ont tué.

    Que faut-il, à votre avis aujourd'hui pour devenir un architecte décorateur connu ?

    Il faut deux choses incompatibles : Le pire des machos avec la pire des folles tordues !
    Je m'explique : il faut une sensibilité exacerbée au dernier degré et être réceptif aux lieux, aux gens, sinon vous n'êtes pas créatif.
    Et il faut avoir des nerfs d'acier pour résister à la pression, à tout ce qui peut vous arriver. C'est un métier où il ne faut pas oublier qu'il doit y avoir un rapport entre dépenses et recettes.
    Je refuse 90% de la demande. Nous n'avons pas les moyens en personnel.
    Nous sommes 40 à 50 personnes, et matériellement je ne peux pas m'agrandir.
    J'aime l'endroit où je suis, Rue de Rivoli.
  • Juin 2004
    Par Katya PELLEGRINO