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Robert Clergerie : "Le marketing, c'est du baratin: l'important, c'est la collection !"

Il découvre le monde de la chaussure à 35 ans, relève une entreprise en déconfiture dix ans plus tard, lance sa propre marque, fait fortune, vend puis rachète son affaire. A la tête de Clergerie et Fénestrier, Robert Clergerie est de retour, plus actif que jamais. L'homme qui se présente comme "le plus vieux en situation professionnelle" dans notre univers est parti pour relever un nouveau challenge. Pointure l'a rencontré pour vous.

Vous venez de racheter la maison que vous aviez vendue il y a quelques années, et ce retour aux affaires se remarque immédiatement par la première collection vraiment intéressante depuis bon temps. Comment s'est fait ce retour ?
Il y avait quelques conditions, et notamment trouver le président qui convenait. (NDLR Robert Clergerie a engagé Jean-Louis Goni, 35 ans, qu'il connaît depuis des années, pour diriger le développement de la maison). Le problème des entreprises en France, c'est que l'on se réfère aux curriculum vitae : il y a des coureurs de CV, et cette société en a été victime. Tout ça c'est du vent : ce sont des gens qui viennent, qui revoient la politique, le packaging, le marketing (il prononce mar-ké-tain-gue), tout le baratin, et après ils disent qu'il leur faut de l'argent. Ce sont des gens qui viennent là pour faire gagner de l'argent à l'entreprise, mais en fait dans leur esprit il faut d'abord qu'on leur en donne ! Je connais Jean-Louis depuis son enfance, il a un passé brillant, et le goût de la chaussure à défaut d'en avoir l'expérience. L'important pour un patron de PME n'est pas d'être bon partout, mais de n'être mauvais nulle part. Avec un point important la collection. A ce sujet je prends toujours le même exemple : dans un restaurant si vous ne connaissez pas la cuisine vous êtes foutu. Dans notre métier c'est pareil : le directeur de style - le linebuilder comme on dit aujourd'hui - doit être le patron. Et puis il y a un très bon chef d'usine, et c'est très important parce que la qualité avait un peu baissé, et que nous n'avons pas le droit à cela.


Votre nom vous oblige ?
Lorsque j'étais encore en activité il y a quatre ans, le point le plus important chez Clergerie était la qualité.


L'une des caractéristiques essentielles du développement de la chaussure homme haut de gamme en France, est l'adoption de deux collections par an, pratique à laquelle même les plus traditionalistes, comme Lobb et Weston, arrivent à leur tour...
Vous me rappelez un point important : il y a eu deux hommes importants à Romans : chronologiquement Joseph Fénestrier et Roland Jourdan. Ce sont des gens qui ont tout inventé. Fénestrier a inventé une chose capitale : il a adopté le chaussant anglo-saxon, et il a mis en place la rationalisation des formes, qui n'existait pas avant lui.


C'était dans les années 50...
Exactement. Très passionné par l'Anglais, il a racheté une usine à Limoges qui s'appelait Blanchard, et il a créé JM Weston, qui a appartenu à la société que j'ai l'honneur de posséder de nouveau.


Fénestrier? N'est-ce-pas Eugène Blanchard qui a créé Weston ?
C'est Fénestrier ! Il a racheté Blanchard, apporté la technologie de Fénestrier, qui s'appelait Unic à l'époque. Quand j'ai repris Unic qui était en capilotade, il y avait encore en stage chez nous la contremaîtresse de piquage Weston, qui venait apprendre à faire du piquage homme fin et bien fait. Joseph Fénestrier représentait la deuxième génération, si je ne me trompe. C'est un vieille entreprise familiale... Nous sommes la plus vieille entreprise de France, créée en 1895. Clergerie est un nom qui fait ancien, mais qui n'a été créé qu'en 1981. Je venais de chez Jourdan, et avant de la vente de tuyaux d'assainissement pour le autoroutes!


Que faisiez-vous chez Jourdan ?
Je dirigeais une filiale du nom de Dano, qui est devenu Danaud. Lorsque son propriétaire s'est tué en voiture, sa veuve a vendu 50% à Jourdan, qui m'a embauché pour diriger l'affaire.


Alors que vous veniez du génie civil !...
Ayant fait la guerre d'Algérie, je trouvais que c'était bien de travailler en plein air...


Vous êtes donc arrivé dans la chaussure par Danaud. C'était quand ?
En 1970.


Combien de temps l'avez-vous dirigé ?
Je suis parti fin 77.


Pour créer Clergerie ?
Non : Roland Jourdan avait racheté une usine dans le sud-ouest et me proposait d'en prendre la direction. Mais c'était une usine spécialisée dans le bon marché, et j'étais plutôt attiré par le luxe : je n'avais ni la culture ni le goût du bon marché. Mais Roland insistait beaucoup, mon salaire et mes prérogatives augmentaient considérablement, je passais d'une usine de 50 salariés à une autre de 800 personnes. Je me suis dit qu'il fallait que je m'en aille, parce que je pensais que Mr Jourdan allait m'en vouloir de refuser le job. J'avais aussi une proposition en Espagne, mais toujours en tant que salarié, et il y avait l'affaire Unic qui était en capilotade, et le groupe André qui cherchait à s'en défaire. J'ai donc choisi cette voie : j'ai quitté Jourdan pour reprendre Unic.


Vous rachetez donc Unic, qui est une grosse boîte!
Seulement 51 %, je n'avais pas de ronds ! André m'a donné un petit financement pour assurer le premier fonds de roulement.


Combien de temps avez-vous mis pour redresser la maison ?
Quatre ans, pendant lesquels j'ai mal dormi ! La collection de l'été 78 était déjà faite, et elle a merdé sous le nom d'Unic. Et cela a été pareil jusqu'à l'hiver 81. Et là, 7ème collection, j'ai répondu à une règle de marketing, mot que je n'aime pas, disons plutôt une loi du marché pour qu'une marque puisse naître il faut trois conditions : que le produit corresponde à la culture de l'entreprise, que vous ayez l'intuition un an avant de ce qui va plaire au marché, et enfin être le seul à avoir cette idée. C'est très difficile de réunir ces trois conditions, mais quand elles sont réunies, la marque explose. J'ai trois exemples :Jourdan avec la chaussure pointue à petit talon Louis XV, Kelian avec le tressé, et Clergerie, qui est passé de l'homme à la femme.


Comment est née cette 7ème collection, par laquelle tout est arrivé, finalement ?
Je me suis inspiré d'un défilé de Saint Laurent, qui avait présenté des smokings avec des chaussures plates. Une amie m'a suggéré de faire des chaussures d'homme pour femmes, et d'utiliser mon nom, parce qu'elle trouvait qu'il sonnait bien. Cela correspondait à l'attente du marché, j'étais le seul à le faire, et à l'hiver 81 Clergerie a démarré. Six mois avant j'étais à deux doigts du dépôt de bilan, et en six mois tout s'est redressé.


Ca laisse optimiste : une seule collection vous a permis de sauver la baraque !
Voilà. Le succès de la collection homme a plus reposé sur l'équilibre des volumes et les formes que sur des zizouillages sur les tiges, et cela a marqué le style Clergerie jusqu'à aujourd'hui.


Et la chaussure d'homme ? Vous y venez tout de suite ?
Elle existait chez Unic. Mais elle allait à l'inverse du poème de Paul Geraldi : c'était à chaque saison un peu moins que la saison précédente et un peu plus que la suivante ! Quand Clergerie a été lancé et que l'usine a été pleine de boulot, j'ai pu me permettre d'arrêter Unic, de lancer Fénestrier et de refaire des chaussures de bonne qualité. Notre qualité de good était extraordinaire : j'ai fabriqué pour Lobb pendant deux ans, et même Dickinson trouvait que la qualité de couture était très bonne.


A quel moment la société a-t-elle à son zénith ?
Elle a toujours progressé, mais c'est entre 96 et 2000 que l'on a été au top en terme de résultat. E y avait alors à peu près autant de salariés qu'aujourd'hui : environ 250, entre l'usine et les magasins.


Et ensuite vous vendez ?
C'était un tour de table dont le chef de file était une filiale de la Banque Populaire. La Générale est intervenue après.


Vous faites une belle fête avec tous les employés, et ensuite ?Vous vivez de vos rentes ?
Pour être très honnête, je me suis un peu ennuyé. J'ai fait beaucoup de bateau avec mon fils aîné Xavier, qui travaille avec moi aujourd'hui, j'ai fait mon jardin...


On ne sent pas une passion terrible dans votre propos...
J'avais l'impression de ne plus être utile. Je trouve que la retraite est la dernière ligne droite avant la mort, et que l'on a le temps d'y réfléchir parce que l'esprit est libéré de toute occupation : cela ne me convenait pas. Comme la dépression n'est pas mon genre, lorsqu'en 2004 mon fils m'a suggéré de faire quelque chose parce que l'affaire allait mal, j'ai pris contact avec le mandataire. Je vous passe le détail des tractations...


Une reprise par le père fondateur, il a du apprécier...
Oui. Et le financier, qui y avait laissé des plumes, était aussi favorable au fait que je rachète.


Vous rachetez donc...
En janvier 2005. Je remets 2 millions en compte courant. Le but de la manoeuvre n'est pas un calcul financier, il y a notre nom dessus et il partait en brioche, ce qui est dommage...

                                                                                                         
                                                                                                                 

                                                                                                                     Cet article est paru
                                                                                                                     dans Pointure n°8

Novembre 2006