Portraits


Mathilde Laurent, magicienne des parfums Cartier

Un univers lumineux drapé de blanc, entrecoupé de quelques éléments roses, donnant sur une grande terrasse végétalisée qui irradie le bien-être et la clarté.
C’est dans cette ambiance chaleureuse accompagnée d’une musique qui vibre la bonne humeur et l’énergie que m’accueille Mathilde Laurent, nez de la maison Cartier depuis 2005.
Dégageant elle-même des ondes positives et une certaine aura, elle médite tous les matins, pratique le yoga Kundalini qui lui permet de réguler son hygiène cérébrale, sa concentration, son énergie et sa respiration.
Mathilde Laurent - © Baptiste Lignel

Vous avez démarré chez Jean-Paul Guerlain, qui est et reste une référence incontournable dans le monde du parfum où vous êtes restée 11 ans. Qu’est-ce qui vous a le plus marqué ?

J’ai démarré dans la maison Guerlain à 23 ans (1994), ayant osé à l’issue d’une soirée de parrainage au sein de mon école de m’approcher de cette maison au classicisme respectable et de demander à Monsieur Jean-Paul Guerlain s’il accepterait de me prendre en tant que stagiaire.
La réponse fut oui ! Ce qui m’a permis de me jeter dans le bain en représentant une opportunité incroyable.
Étant moi-même hypersensible à l’esprit atypique, son attitude hyper bienveillante m’a permis de me laisser m’exprimer.
Ce qui m’a le plus marqué ce sont les chefs-d’œuvre de Guerlain et surtout la liberté créative qui s’en dégageait, basée sur l’innovation.

Avez-vous trouvé des points communs entre la maison Guerlain et la Maison Cartier ?

Oui absolument.
Elles ont bâti leur pérennité, leur suprématie sur des innovations folles à l’époque.
Je m’explique :
Guerlain fut précurseur avec l’utilisation de la chimie.
La Maison (1828) a eu l’audace incroyable de se servir d’ingrédients de synthèse à la fin du XIXe siècle avec le parfum Jicky. C’était la première maison à utiliser de la synthèse.
Jean-Paul Guerlain m’a appris le respect de cet ingrédient chimique, également une forme de beauté, éduquant les personnes en leur expliquant que la synthèse n’était pas l’ersatz du naturel.
Cet homme m’a modelée mais je ne me suis pas fondue dans le moule.
J’ai lu cette phrase au Louvre d’Abu Dhabi, « Le plus noble des plaisirs est la joie de comprendre » et c’est vraiment ce qui me motive, d’apprendre et de comprendre.
J’aime faire comprendre mon métier et donner à notre clientèle le plaisir d’apprécier et de découvrir.
Déclaration - Eau de toilette - © Cartier

Quant à la Maison Cartier, (1847), son histoire dans la Joaillerie prend de l’ampleur lorsqu’elle utilise, le platine fin 19ème début 20ème (le style guirlande).
Décidé par Louis Cartier, alors qu’à l’époque l’or et l’argent sont les uniques matériaux utilisés, elle capte la lumière comme nulle autre.
La maison prend alors un essor incroyable et la lumière devient le partenaire de jeu de Cartier.

Pour ces deux maisons vous aviez carte blanche, un blanc-seing ?

Mathilde Laurent - © © Getty – Cartier

À mes yeux obtenir « carte blanche » comme vous le dites, c’est un aboutissement. Effectivement c’est rare au début.
Je l’ai construit aussi bien avec la maison Guerlain qu’avec Cartier. Basé sur la confiance cela s’entretient, se chérit, se respecte.
Ce sont des codes que l’on construit petit à petit, et mutuellement.

Cette symbolique se traduit-elle dans les parfums ?

CARAT - Eau de Parfum - © Cartier

Oui bien sûr. Le parfum « Carat » exprime aussi ce jeu de lumière dont je vous ai parlé.
Nous avons travaillé un parfum basé sur la lumière comme le diamant.
C’est un prisme décomposé en 1000 facettes.
J’ai approfondi le parfum en « arc en fleur » reprenant l’arc-en-ciel que projette le diamant.
Ainsi j’ai travaillé sur 7 fleurs qui représentent l’arc en ciel : tulipe (rouge), chèvrefeuille (orange), jonquille (jaune), ylang-ylang (vert), jacinthe (bleu), indigo (iris), violette (violet).
Mon idée consistait à créer une lumière blanche, l’aura (l’odeur ou la rayonnement en latin) qui peut être lumineuse et olfactive et retranscrire ce parfum en « lumière et odeur ».

D’où venez-vous ?

Mathilde Laurent - © Cartier

Ma famille est Corse. Je suis de Venaco à 10 minutes au-dessus de Corté.
Pour moi ce fut une école de vie passant deux mois et demi tous les ans, entourée de ma famille, cousins, oncle, grands oncles...
Là-bas il n’y avait ni téléphone et ni télévision, un autre temps où nous apprenions à profiter les uns des autres.
À l’époque dans les familles de ces villages, on envoyait des enfants sur le continent pour aider leur famille restée sur place.
Ma grand-mère est ainsi venue travailler à Paris et dans le village on l’appelait la parisienne !
Mes filles (13 et 17 ans) passent à leur tour des vacances avec ma famille tentaculaire (sourire) dispersée dans le monde entier.
Une grande richesse pour nous.

Quel fut votre déclic pour travailler dans la parfumerie ?

Les Épures - Pure Rose - © Cartier

Ce fut une envie tardive.
Au départ je voulais être architecte comme mon père mais il ne le souhaitait pas car dans les années 70/80 c’était difficile.
Puis j’ai voulu devenir photographe entre 17 et 20 ans et je me suis dédiée à la photo. A cette époque j’avais un appareil greffé au corps ! (sourire)
Ce sont les parents d’une amie qui m’ont amenée à me tourner vers le parfum, me parlant d’une école de parfumerie où ils me voyaient bien. Ils me voyaient parler et sentir sans arrêt les parfums.
A l’époque j’étais passionnée par la terre et je pouvais reconnaître entre mille tous les parfums que je sentais.
Je le faisais spontanément sans idée derrière la tête. Je collectionnais également comme beaucoup d’enfants j’imagine, des échantillons. Pour moi c’était du plaisir, de la légèreté.
Il faut dire que la Corse m’a procuré des chocs olfactifs incroyables !
Je passe alors un bac C puis un Deug de chimie physique qui de toute façon était nécessaire pour entrer soit à l’école de parfumerie soit à Louis Lumière.
Je choisis ensuite la parfumerie par fascination de ce domaine que je ne connais pas et où je sens intuitivement que je peux y tracer ma voie. Alors qu’en photographie j’avais déjà pas mal bourlingué !

À vos yeux l’olfactif est-il plus important que le visuel ?

L’odeur est la forme la plus intense du souvenir selon Jean-Paul Guerlain.
L’olfactif représente le souvenir en cinq sens et éveille tous les autres.
Le visuel quant à lui est juste un souvenir.
Je dis souvent que le parfumeur travaille en 9 D (les 5 sens, les 3 dimensions spatiales plus le temps).

Peut-on être parfumeur sans avoir de l’hypersensibilité ?

Oui je le pense.
Par contre ceux qui ont moins d’hypersensibilité seront plus dans la technique comme la musique ou certains aiment plus Bach que Mozart.
À mes yeux la parfumerie est un art qui allie technique et émotion. Elle requiert une pratique, une inspiration.
La technique et la créativité c’est comme une échelle ou une partition, où chacun joue sa note.

Vous êtes chez Cartier depuis 2005 et dirigez la branche Parfums. De quoi êtes-vous la plus fière ?

Plus je découvre cette maison plus je suis fière d’en faire partie ainsi que de la position que j’ai acquise au fil du temps. Cela m’impressionne toujours aujourd’hui.

Pourquoi ?

Petit à petit j’ai compris l’exigence de cette maison.
La parfumerie que nous réussissons à proposer est une parfumerie ultra digne, ultra noble. Digne car nous avons une osmose de vision, d’idéal, d’excellence.
Une véritable émanation olfactive de la maison tout en étant le résultat de mon exigence pour ce domaine et de la maison Cartier.
En résumé une osmose.
Au fil du temps, j’ai su traduire cette histoire, cette innovation, leur ADN.
Leur histoire est phénoménale (expositions en tout genre, livres, évènements...)
Leur style est inimitable. Cette maison a sa place dans l’histoire de l’Art et de la Joaillerie.
À mon humble niveau je leur donne un écho par les parfums que je crée (entre 30 et 35 à ce jour)
Ainsi pour moi, tous les parfums sont une facette de la maison Cartier.

Comment créez-vous ces parfums ? D’où partez-vous ?

La Panthère - Eau de Parfum - © Cartier

Je pars de l’histoire de la maison ainsi que du style Cartier et la manière dont on pourrait les traduire en parfum. Mais je ne raconte pas des histoires !
Par exemple dans la panthère que j’ai créée, je la raconte comme je l’ai reçue et perçue.
Il faut savoir que la panthère est un concept, un caractère, un objet, un animal, une femme.
Le mythe de la panthère parfumée existe. Elle représente le seul fauve du règne animal qui sent bon et n’a pas besoin de chasser. Elle attend juste que les autres soient attirés par son parfum.
C’est donc une allégorie de la séduction. Ne chassant pas, cela la rend divine !
C’est aussi Jeanne Toussaint, la directrice de la création de la Maison, jusqu’au début de la deuxième guerre mondiale et très proche de Louis Cartier, qui m’a inspirée.
C’est elle qui a initié le bestiaire chez Cartier et créé les premiers bijoux Panthère, notamment pour la duchesse de Windsor.
Je suis donc partie de la définition de ce qu’était une femme en 2010.
Pour créer le jus, dans les notes, j’ai choisi un Chypre et non un oriental trop archétypal, trop misogyne, une note à la séduction subie alors que le Chypre est une séduction choisie, maîtrisée et érudite.
À ses notes, j’y ai ajouté le mythe du musc animal et j’ai recréé l’odeur qui représente l’accord fauve.
C’est la première réhabilitation des notes animales en parfumerie en 2012, que j’avais apprises chez Guerlain. Je réintroduis donc ces notes de fauvisme dans mon jus.
En résumé, tout part donc de la maison et chaque parfum raconte une facette de Cartier.

N’avez-vous pas envie avec le succès que vous avez reçu pour tous vos parfums, de devenir votre propre nez en créant votre marque ?

C’est peut-être une question d’égo, je ne sais pas.
Me concernant, je me sens libre comme je suis, je m’éclate. Je m’épanouie. J’ai la liberté de pouvoir créer et de concevoir.
C’est une richesse incroyable pour moi. J’ai mis au point par exemple, le concept de Haute-Joaillerie avec la collection des Epures chez Cartier.
Chez Guerlain les parfums que j’ai créés sont toujours des best-sellers. J’adore entre autres Guet-Apens de Guerlain.

Travaillez-vous sur des projets ?

Je travaille constamment sur de nouveaux projets ainsi que sur les flaconnages et les noms des parfums que je choisis.
Ce qui est très excitant pour moi.

Quelle vision avez-vous de l’avenir du parfum ?

Il faudrait cesser le « non genré » : les parfums doivent être choisis par le client par pur plaisir.
Par exemple les « Heures de parfum » sont non genrés !

La parfumerie peut-elle exister dans un contexte de développement durable ?

Les Rivières de Cartier - © Cartier

Oui la parfumerie doit être raisonnée et raisonnable.
C’est du slow naturel, plus local moins re-traité.
Il faut sortir du clivage naturel/synthétique et voir la synthèse comme une synthèse bienveillante qui respecte l’environnement.

Qu’est-ce qui vous motive dans la vie ?

Mathilde Laurent - © Stephane de Bourgies

Alors ce qui me motive dans la vie… c’est une grande question je trouve… mais à grande question, grande réponse – je dirais que c’est la beauté, celle du monde et celle olfactive.
Et ce qui me meut, me donne de l’énergie, me fait trépigner et sautiller d’impatience c’est d’ouvrir cette beauté olfactive et le monde de l’olfaction, justement avec toutes ces beautés, à tous - à l’humanité entière en fait.
La beauté olfactive est peu considérée, peu comprise, peu admirée ou toujours d’une manière un peu inconsciente en fait. On sent une fleur, on trouve qu’elle sent bon mais on a rarement le réflexe de s’extasier vraiment comme on pourrait le faire devant un paysage. On la contemple trop peu.
C’est donc vraiment ce qui me motive dans la vie : offrir la beauté et le pouvoir de cette beauté olfactive au monde entier.

Le parfum est-il un luxe pour vous ?

Je dirais oui et non. Je dirais que le parfum est accessible à tous et c’est tant mieux. C’est très important pour moi qu’on puisse acheter du parfum quel que soit ses moyens tout en trouvant de la beauté olfactive. C’est un luxe de pouvoir s’offrir des moments hors de la réalité dans lesquels on peut s’évader et en même temps se retrouver soi-même.
Donc oui c’est un luxe et même temps un luxe qui doit être accessible à tous.

Vous parfumez vous ?

Mathilde Laurent - © Alexandre Isard

Non je ne me parfume pas, ou alors très rarement puisqu’un parfumeur ne le fait pas au quotidien pour pouvoir mieux travailler, pour rester plus neutre. Pour avoir le nez frais. Mais quand je me parfume, je porte quelques fragrances qui sont pour moi à la fois des grandes beautés olfactives et en même temps mélangées à des souvenirs ou des émotions qui sont attachés à ces parfums.
Je porte souvent l’eau de parfum d’Helmut Lang ou « Un jardin sur le Nil » de Jean Claude Ellena.

Définition de votre propre luxe ?

C’est la contemplation. Avoir le temps et la beauté à contempler.
C’est me trouver dans des lieux de nature, d’immensité qui me permettent de pouvoir les admirer pleinement et effectivement d’avoir du temps pour méditer et m’élever.

Le luxe dont vous ne pourriez pas vous passer ?

La nature et sa simplicité. Pour moi, être réellement en contact avec la campagne dans des lieux qui ont été peu aménagés par l’homme et qui permettent de vivre vraiment au plus près d’elle, c’est ultra précieux et devient de plus en plus rare, puisque les villes s’étendent et s’aménagent au détriment de la nature.
C’est un luxe que je retrouve justement en Corse dans mon village familial où on arrive à habiter en proximité avec le côté sauvage du lieu. C’est pour moi un grand luxe, un vrai grand luxe.

Comble du luxe ?

Le comble du luxe c’est d’avoir la joie de pouvoir m’adonner à ces passions et à ces luxes. D’avoir l’immense privilège d’être à un poste qui me permette d’ouvrir la beauté olfactive et la contemplation de la beauté olfactive à tous.
Après un autre comble du luxe… c’est de pouvoir encore une fois regarder la nature, profiter d’elle, de le faire avec mes proches, d’être entourée des miens dans un lieu encore sauvage, d’avoir du temps pour le faire – ça c’est le comble absolu du luxe.
Octobre 2021
Par Katya PELLEGRINO