Portraits


Alain Ducasse : l’éthique dans l’assiette

Après avoir reçu le Grand Prix du Rayonnement Français 2019, en octobre dernier, Alain Ducasse déclarait : « Nourrir ses contemporains, c’est aussi leur parler du rapport de l’Homme avec la planète, les reconnecter avec les saisons, avec la nature ». Luxe Magazine s’est entretenu avec lui, non seulement sur la naturalité, mais aussi sur ses projets, son investissement auprès des jeunes générations et sur l'après Covid.

M. Ducasse, si vous deviez vous présenter ?

Alain Ducasse © Sarah Sergent

Je suis un amateur de choses et de produits qui me surprennent… Récemment, une jeune sommelière anglaise m’a servi un Chardonnay qui... s'est finalement accordé parfaitement avec mon plat. J’étais pourtant sceptique !
J’ai envie de tout, de tout ce qui est bon. Je suis insatiable. De fait, je suis un zappeur, un infidèle. Je goutte tout, tous les jours. Je me régale des marchés, en particulier celui de Tokyo qui est une source inépuisable d’étonnement à chacun de mes passages. Je cultive ainsi la modestie, car lorsqu’on pense savoir beaucoup, on ne sait finalement pas grand-chose ! Pour le moins, je mémorise toutes ces saveurs, ce qui me permet de créer une carte à 85%, en me rappelant simplement de l’amertume, des aspérités, de l’acidité, des différences des produits, pour réussir à obtenir les goûts souhaités.

Si vous n’aviez pas été cuisinier, quel métier auriez-vous exercé ?

J’aurais été architecte. J’aurais de même qu’aujourd’hui, beaucoup voyagé. En tout cas, la cuisine crée du lien social, au-delà des nationalités, des religions, de la couleur de peau.

Quel a été votre dernier émoi gastronomique ?

Dan Barber at Blue Hill at Stone Barns © Lou Stejskal DR

Un dîner chez Dan Barber, au Blue Hill, installé depuis dix-sept ans, à Stone Barns, au nord de New York. 95% des produits qu’il cuisine, viennent de sa ferme et des fermes voisines. Ce pionnier en matière de farm-to-table est depuis longtemps soucieux de la planète et produit zéro déchet. Lors de ma visite en février dernier, il faisait moins 14°C, et il avait protégé ses carottes avec une belle hauteur de paille. Il en a faire cuire quelques-unes… Quelle saveur ! Son travail est remarquable. C’est une cuisine qui raconte une histoire, et qui dépasse largement le simple plaisir de partager un repas. Il y a des femmes et des hommes qui portent un superbe message de respect et de durabilité.

Comment décririez-vous la gastronomie française ?

L’ADN de notre gastronomie, c’est la juste préparation, le juste assaisonnement, la juste cuisson, la juste réduction, l’art de la garniture, la hiérarchie et l’accord des mets et des vins. Ce sont également des gestes qu’il faut transmettre.

Que pensez-vous du niveau culinaire actuel ?

Le niveau culinaire mondial n’a jamais été aussi extraordinaire et aussi varié qu’aujourd’hui. Que de talents ! De plus en plus de chefs montrent aussi un grand intérêt pour la nature. Aller à table a de nos jours une dimension tellement forte. La table est un des lieux les plus civilisés de la planète, où l’on partage, où l’on échange, où l’on oublier pour l’heure, désaccords et conflits d’intérêt. Au coeur d’une géopolitique internationale instable, notre industrie fait sens. Nous sommes des marchands de bonheur éphémère.

Des marchands de bonheur et des modèles de responsabilité ?

Plat du restaurant Beige Alain Ducasse Tokyo © Pierre Monetta
Plat du restaurant Beige Alain Ducasse Tokyo © Pierre Monetta
Plat du restaurant Beige Alain Ducasse Tokyo © Pierre Monetta

Absolument ! Nous devons prendre soin de la planète qui nous nourrit. Nos recettes doivent être aussi bonnes à penser qu’à manger. Bonnes et saines. Nous devons inverser la tendance, soit manger 20% de protéines animales et 80% de végétaux et de céréales. Nous devons également cuisiner avec moins de gras, moins de sel et moins de sucre.

Parmi vos restaurants, quels sont ceux qui vous sont les plus chers ?

Le premier et le dernier ! Le premier, le Louis XV, que j’ai ouvert le 27 mai 1987, au sein de l’Hôtel Paris Monte-Carlo, à Monaco. Il est mes origines. C’est un des établissements les plus aboutis au monde. L’équipe qui y travaille est de très haut niveau. Elle est dirigée depuis un an, par une femme, Claire Sonnet, âgée seulement de 34 ans. Une première en France, dans le monde de la haute gastronomie ! Elle y apporte une modernité en terme d’hospitalité, que je n’avais pas encore trouvé chez aucun manager homme. Elle ne vient pas du milieu. Elle a été formée par mon directeur de salle au Plaza Athénée, Denis Courtiade, dont elle était devenue le bras droit. Si la discipline et la rigueur sont les bases de nos métiers de service, la notion d’humanité, de sentiments est un élément essentiel aujourd’hui. En effet, une fois que l’on a délivré au client, le tangible, nous devons lui offrir une expérience unique, pour qu’il se souvienne de l’intangible. Et c’est ce que Claire fait merveilleusement. D’ailleurs, je n’aime pas ce mot « service », car il installe une barrière insidieuse entre le client et ceux qui l’accueillent et lui prêtent toute leur attention. Je lui préfère le mot « empathie ».

Et le dernier ? Quel est-il ?

© Benoît Tokyo Alain Ducasse
Plat Benoît Tokyo © pmonetta
© Benoît Tokyo Alain Ducasse
Plat Benoît Tokyo © Pierre Monetta

Je devrais dire les derniers ! Car il y a non seulement Ore, au château de Versailles, qui ouvrira le 25 juin, mais aussi mes deux restaurants à Tokyo : le premier est une commande, un bistrot français au coeur d’un site historique, basé sur le concept du Benoît Paris, ouvert depuis le 1er mai. Le second, Beige Alain Ducasse, situé le long de la rivière, est ouvert depuis le 8 mai. Nous sommes ici dans de la très haute gastronomie. J’y ai un chef là-bas depuis des mois, un jeune homme qui travaille avec moi depuis quinze ans, qui m’a suivi à Monaco, à Londres, à Dubaï, et qui a étudié attentivement ce que nous avions à notre disposition. La question est toujours de savoir ce que je vais faire là où je me trouve. Il faut également veiller à ne pas faire ce que fait le voisin. Tokyo est une ville de tradition culinaire exigeante et sophistiquée. Cette ouverture est donc un des paris les plus audacieux de ma carrière. Á moi de faire en sorte que l’excellence française réussisse à détourner une destination de haute gastronomie locale et de légitimer l’esprit français, en harmonie avec le lieu… Cette harmonie du contenant et du contenu, les Japonais en sont fous ! Le propriétaire de ce restaurant est d'ailleurs un grand designer et amateur d’art. Il y a un Chagall accroché au mur qui vaut à lui seul le coût du restaurant.

Avez-vous d’autres projets en cours ?

Ecole Ducasse Paris Campus © Alain Ducasse

Je m’intéresse au bar, un métier qui évolue et que j’apprends actuellement. J’ai interviewé de nombreux mixologues en prévision de l’ouverture de mon premier bar, le « Bar Royal », à Paris. Je m’intéresse aussi à la street food. J’aimerais faire une nourriture de rue de qualité, accessible à tous. J’ouvre enfin un nouveau campus à Meudon, qui accueillera les élèves à la rentrée de septembre.

Pouvez-vous nous en dire plus sur ce nouveau campus ?

Ecole Ducasse Paris Campus © Alain Ducasse
Le chef Christophe Raoux © Sarah Sergent
Ecole Ducasse Paris Campus © Alain Ducasse

Volontiers ! Nous déménageons en effet le centre de formation d’Argenteuil à Meudon. Toutefois, j’ai imaginé un lieu bien plus grand, avant-gardiste, à la pointe de la technologie et tant que possible respectueux de l’environnement. Le bâtiment, résolument contemporain, est l’oeuvre du cabinet d’architectes Arte Charpentier. Il couvrira 5000 m2 et accueillera environ 400 étudiants. Il comprendra un knowledge center, les laboratoires de cuisine ultra modernes, une salle d’analyse sensorielle destinée à la mémorisation des odeurs et des goûts, un espace de coworking, un bar ainsi que deux restaurants ouverts au public. J’ai nommé Christophe Raoux, Meilleur Ouvrier de France, nouvellement étoilé au Guide Michelin, Chef exécutif de l’Ecole Ducasse, et demandé à Romain Meder, Chef exécutif du trois étoiles « Alain Ducasse au Plaza Athénée », d’être le parrain du Bachelor des Arts Culinaires pour cette première promotion.

Quelle est l’importance de l’enseignement pour vous ?

Le Glion Institute of Higher Education © Sarah Sergent
Alain Ducasse, auprès des élèves du Glion Insitute of Higher Education, à Montreux © Sarah Sergent
Montreux, face au Lac Léman, depuis le belvédère du Glion Institute of Higher Education © Sarah Sergent

J’aime l’expression « faire école ». Je pense, j’incarne et j’inspire la cuisine tous les jours, comme d’autres le font en architecture, en peinture. Il faut transmettre au plus grand nombre et leur porter une vision. Raison pour laquelle j’ai aussi créé des écoles au Brésil, aux Philippines et bientôt à Dubaï. Je me suis également associé au groupe suisse Sommet Éducation, qui forme les futurs leaders des métiers de l’hospitalité. Pour maximiser nos synergies, nous avons créé un MasterClass pour les étudiants du Glion Insitute of Higher Education. Ils viendront ainsi passer deux semaines à Meudon, pour découvrir le patrimoine gastronomique français, mes restaurants, Ducasse sur Seine, la Manufacture du Chocolat, les halles de Rungis, et suivront des cours pratiques.

Le président Macron a annoncé la réouverture des restaurants, le 15 juin dernier. Qu'en est-il pour vous ?

Restaurant Allard © Philippe Vaures Santa Maria
Restaurant Allard © Philippe Vaures Santa Maria
Restaurant Allard © Philippe Vaures Santa Maria

Bien entendu, chacun de mes établissements sera progressivement aux normes sanitaires pour optimiser le confort et le plaisir de notre personnel et de nos hôtes. Nous avons dû réinventer la proximité. Pour ne citer qu'un exemple, je prendrai celui du restaurant Allard, dans le 6ème arrondissement de Paris. Pour assurer la capacité d’exploitation et la convivialité du lieu, j'ai fait appel à l'architecte Arnaud Delloye, au Professeur Thomas Similowski, chef de service de pneumologie, médecine intensive et réanimation, et au Professeur Jérôme Robert, chef du service de bactériologie et d’hygiène hospitalière. L'idée était de limiter au maximum le déplacement de l’air, tout en gardant une ventilation climatisée constante, afin d’éviter la propagation d'aérosols potentiellement contaminés. Tout se passe en quelque sorte comme si chaque table était placée sous une cloche virtuelle dynamique. J'ai également sollicité le designer Patrick Jouin, pour faire réaliser les paravents qui séparent les tables et les milieux de table qui protègent les convives. L’aménagement de ce restaurant est un véritable prototype qui ouvre une voie nouvelle pour le traitement de l’air dans un espace clos recevant du public. L'avantage est que la méthode est transposable et pourrait ainsi être intégrée dès la conception de constructions neuves, qu’il s’agisse de restaurants ou de n’importe quels lieux dans lequel séjourne un grand nombre de personnes de façon statique. Allard a rouvert le 22 juin.

Quel est le secret de votre succès ?

Je suis un artisan haut-débit. D’ailleurs, je demande à mes collaborateurs de travailler plus, plus vite et mieux !

Par Sarah Sergent
Juin 2020