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Mocky Show

Jean-Pierre Mocky, ex-jeune premier et auteur d'une cinquantaine de films, a peu à peu disparu sous sa propre légende de père fouettard du cinéma français. À 70 ans et quelques, le cinéaste poursuit son oeuvre avec les moyens du bord, toujours prêt à embarquer sur son bateau ivre stars à contre-emploi et tronches de cinoche... Rencontre.

Mocky et moi, cela ne date pas d'hier. La première fois, j'avais 7 ans. C'était au cinéma Le Balzac où ma mère - imprudemment - m'avait emmené voir Snobs ! (1962), un jeudi après-midi. Un spectacle vraiment pas de mon âge : il y avait un type qui mourait noyé dans une cuve remplie de lait, des boy-scouts lubriques âgés d'au moins 25 ans, une baronne folle et des messieurs solennels à petites moustaches parfaitement ridicules. Je n'avais rien compris mais j'avais adoré! Plus drôle que Charlot, plus évident que les Marx Brothers, et tellement original ! J'imagine qu'en rentrant à la maison, ma mère avait dû dire qu'"on avait vu un film complètement idiot". C'est d'ailleurs souvent ainsi que l'on qualfiait à l'époque - les années 1960 - les films de Jean-Pierre Mocky. Aujourd'hui, Snobs ! est enseigné dans les universités américaines de cinéma (catégorie : "art et essai"), et Woody Allen avoue s'être inspiré de certains de ses gags.


Un drôle de paroissien

En France, c'est une autre affaire. En dépit d'une cinquantaine de films et de ce qu'il faut bien appeler une oeuvre (même le prudent Jean Tulard le reconnaît dans son Dictionnaire du cinéma), Mocky reste un inclassable, un drôle de paroissien, presque un paria. On ne le connaît plus qu'en tant que "bon client" dans les talk-shows télévisés racoleurs ou comme abonné récurrent dans les séquences "zapping", où ses effroyables crises de colère passent en boucle. Les moins de 30 ans ne sont en général capables de ne citer qu'un seul de ses films, A mort l'arbitre ! (1984) - certainement pas son meilleur - pour cause de multiples diffusions télévisuelles. Il faut dire qu'à un âge où la plupart de ses pairs sont professionnellement décédés ou, au minimum, commandeur des Arts et Lettres (ce qui revient à peu près au même), Mocky est comme entré en résistance, enchaînant des tournages de plus en plus improbables pour des budgets de plus en plus restreints, à l'intention d'audiences elles-mêmes toujours plus clairsemées...
Imperturbablement, ce fou de cinéma, peut-être fou tout court - quoique j'en doute fortement - poursuit sa route éructante et cahotante comme un de ces bonimenteurs du Far West, vendeurs d'élixirs, montreurs d'ours et organisateurs de parties fines, toujours à la limite du goudron et des plumes. Multipliant provocations, grossièretés et dénonciations en tout genre, cet adepte de l'"Actor's Studio gitan" et du politiquement (très) incorrect ne fait jamais dans le tiède ni la demi-mesure. Avec lui, les curés sont toujours pédophiles, les militaires idiots, les politiciens corrompus, et les maquereaux sympathiques.


Y a-t-il un acteur en France ?

Rien ne l'amuse plus que le contre-emploi. Avoir transformé l'élégant Jean Poiret en ignoble Papu dans Le Miraculé (1987), avec marcel douteux, tache de vin dans le cou, morve au nez, cheveux gras et queue de rat, le réjouit encore. Malheur à ceux qui n'ont pas voulu jouer le jeu! Ils sont en général qualifiés de "mauvais acteurs", "pas bien malins" ou, pire, de "prétentieux" et "sans talent" (nous avons la liste mais nous ne la publierons pas!). Mocky a la nostalgie de ce qu'il appelle les "vrais acteurs", les Jules Berry, les Jean Gabin, les Harry Baur, les Michel Simon. "Des gens qui avaient souffert. Aujourd'hui, les acteurs ne souffrent plus. Moi, je préfère les gargouilles de Notre-Dame aux colonnes de Buren, je trouve que cela a plus de gueule!" Si on le pousse un peu sur ce thème - à vrai dire, il s'emballe tout seul -, l'auteur du Glandeur (2000) vous développe, avec force postillons, une des théories qu'il affectionne : il n'y a plus de grands acteurs. Faute de "premiers rôles", ce sont des acteurs de second plan qui occupent cet emploi (suit alors une liste assassine que nous ne pouvons publier). Les actuels seconds rôles auraient à peine été choisis comme acteurs de complément au temps du cinéma classique (suit une nouvelle liste, plus courte mais pas moins cruelle, que nous ne pouvons également publier). "Bref, c'est comme la nouvelle cuisine : avant on mangeait du cassoulet ; aujourd'hui, on vous sert un morceau de veau avec trois haricots verts, et il faut se pâmer !"


La dent dure

Côté réalisateurs, Mocky n'est pas plus tendre. S'il cite volontiers comme références Lubitsch, Capra, Welles, Bunuel et quelques autres (qui ont en général comme points communs de ne pas être français et de ne plus être de ce monde), cet ancien secrétaire de Fellini (et aussi assistant de Visconti) est implacable à l'égard des cinéastes de sa génération. Ils sont tous plus ou moins accusés de plagiat, conformisme, veuleries en tout genre, ou, au mieux, de s'être endormis après un succès...
Les cadets, ceux qui pourraient être sa progéniture, ne sont guère mieux lotis. "Ils n'osent même plus dire qu'ils aiment mes films depuis que je suis moins bien vu par la profession. Pas très courageux, les gars !" (Suivent deux noms bien connus au box-office hexagonal.) Seul épargné dans cet affreux jeu de massacre, Gaspar Noé, le sulfureux auteur d'Irréversible (2002). "Un type bien. Vous devriez écrire sur lui".
L'ire mockyenne n'épargne pas davantage les critiques et les cinéphiles qui ont le mauvais goût de l'ignorer ou de trouver ses films de plus en plus bâclés. "Vous savez, les grands critiques, c'est comme les grands acteurs, il n'y en a plus ! Maintenant, il n'y a que des scribouillards qui font de l'esprit. D'ailleurs, plus personne ne les lit !"


Solitude du cinéaste de fond

Ouille! Jean-Pierre Mocky serait donc bien seul. Seul contre tous. L'anarchiste du cinéma français, en somme? "Nan !", martèle-t-il avec une pointe d'accent tchétchène (une de ses lointaines origines). "Les anarchistes ne m'aiment pas. L'anarchiste détruit tout. Or les personnages de mes films sont plutôt des missionnaires laïques dans Solo (1970), j'essaie de sauver mon frère ; dans L'Étalon (1970), Bourvil aide les femmes seules ; dans Les Compagnons de la marguerite (1967), Claude Rich falsifie les registres d'état-civil pour mieux assortir les couples mal mariés. Moi, je rends les monstres heureux ! Je suis le seul dans ce pays à écrire, réaliser, produire, et même construire de mes mains les décors de mes films. Je suis le plus vieux résistant de l'exception française !"
Au moment où sortira ce numéro, Jean-Pierre Mocky tournera, quoi qu'il arrive, les premiers plans de son cinquante-cinquième film, Le Deal, une comédie policière d'inspiration anglaise, avec - c'est promis - "plein de tronches d'enfer!". Le budget (modique) n'est pas encore totalement bouclé. Toute contribution (même symbolique) sera appréciée. Prière de s'adresser au journal qui transmettra. 




                                                                                          Cet article est paru dans Senso n°24 


                                                                                                      

Juin 2006
Par Thierry TAITTINGER